« 1848 : une année révolutionnaire ? »

par Paul Touzani

Premier prix ex aequo -Histoire, 2024

 

La Révolution de 1789 marque, de façon indéniable, un grand ébranlement dans l’équilibre politique, social et religieux en Europe et dans le monde. Des expériences politiques expérimentent des formules inédites, nées de la volonté de rompre avec l’Ancien Régime. La Révolution s’est ensuite propagée, grâce aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes, d’une nation à une autre. Ainsi fleurit la volonté de s’émanciper des privilèges et de l’ordre féodal, et se développe le sentiment national. Les avancées majeures de cette Révolution semblent ainsi irrévocables, malgré les tentatives de retour à l’Ordre ancien ménagées par les grandes puissances européennes. De surcroît, les idées libérales et nationales aboutissent à de nouvelles vagues de révolutions successives dans la première moitié du XIXe siècle : un premier élan marque la décennie 1820 puis le second, qui débute en 1830, marque le triomphe des aspirations nationales dans certains pays comme en Belgique ou en Grèce, et galvanise l’idéologie libérale jusqu’à changer d’ordre politique, comme en France. Le peuple parisien s’était en effet révolté en juillet 1830 et cette révolution s’est ensuite répercutée à Bruxelles le mois suivant. C’est sans doute cela qui inspire le mot du chancelier d’Autriche Metternich : “Quand Paris éternue, l’Europe s’enrhume”. Cet aphorisme ne semble pas erroné lors des événements qui ont lieu en 1848. Paris se révolte ainsi en février et souhaite à nouveau un changement de régime politique, entraînant un ébranlement général en Europe : c’est le “Printemps des peuples”. Mais l’année 1848 doit-elle se résumer à cette vague de révolutions ? Elle a laissé pour les sociétés ultérieures une image de modernité, de rupture démocratique avec l’ordre établi qu’il faut remettre en cause. A-t-elle définitivement marqué un changement profond dans l’histoire de nos sociétés ? De quelle nature se révèlent ces changements ? Est-il légitime de considérer 1848 comme une année révolutionnaire ? En effet, une année “révolutionnaire” suppose d’être profondément touchée par une ou plusieurs révolutions. Or, se pose la question de ce qu’est réellement une révolution. Si le sens politique moderne, celui qui est considéré au XIXe siècle jusqu’à nos jours, est celui d’un mouvement de révoltes fracassant pour l’obtention d’un changement, d’une mutation de la société, il ne faut pas oublier que l’étymologie du mot, du latin revolvere, signifie “retourner en arrière”. Cette ambiguïté sémantique semble induire une sorte de dilemme : une révolution crée-t-elle le changement ou revient-elle à l’ordre initial ? Nous questionnerons donc l’acception du mot “révolutionnaire” tout au long de notre analyse.

Dès lors, l’année 1848 constitue-t-elle un tournant révolutionnaire dans l’histoire de nos sociétés ? Nous étudierons d’abord la nature et le caractère des révoltes qui ont lieu en 1848, puis nous analyserons les différentes mutations qui marquent cette année. Enfin, l’hypothèse d’un échec de ces changements sera soulevée.

 

 

1848 paraît tout d’abord à nos yeux comme révolutionnaire en ce qu’elle est le lieu de différentes révoltes, engendrées par des idéaux. Mais ces révoltes ménagent-elles un caractère réellement révolutionnaire ?

En premier lieu, c’est une année caractérisée par des insurrections qui se réclament des mouvements nationaux. Elle semble constituer le point d’orgue de toute une effervescence patriotique. En effet, les années 1840 prolongent un “éveil des nations” que la Révolution avait enclenché. Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, répandu sous l’ère napoléonienne, et par une volonté d’unification d’un même peuple à la culture et à l’histoire commune sous un même État, des mouvements nationaux fleurissent, dans un premier temps en Europe. Ainsi, le peuple italien qui se soulève dès mars 1848 est marqué par le dessein de créer une unité italienne, déjà impulsé par le mouvement de Mazzini qui marqua les insurrections de 1830, et la politique du premier ministre du royaume de Piémont-Sardaigne, Cavour, fondateur du journal “Il Risorgimento”. Le roi du Piémont, Charles-Albert, encourage ainsi les insurgés italiens à lutter contre la domination autrichienne instaurée depuis le congrès de Vienne en 1814-1815, sur les régions lombardes et vénitiennes. L’Irlande, dont les révolutionnaires séparatistes de l’Eire s’insurgent, est aussi partagée d’un côté par les Unionistes qui souhaitent que la grande île reste sous le contrôle du Royaume-Uni, et Séparatistes qui souhaitent l’indépendance du peuple irlandais, qui tendait déjà à s’affranchir par l’émancipation des Catholiques en 1829 et les mouvements de contestations suite à l’acte d’union en 1801. Mais en 1848, le mouvement d’indépendance devient plus radical. Si en 1829 le mouvement national irlandais s’organisait autour de Daniel O’Connell, prônant l’indépendance de l’Irlande par des réformes politiques comme le souligne Laurent Colantonio dans son ouvrage L’homme-nation, Daniel O’Connell et le laboratoire politique irlandais, la décennie 1840 voit l’irruption d’un mouvement terroriste, conséquence directe de la grande famine qui touche l’Irlande de 1845 à 1849. Les insurrections sont donc plus violentes, à l’échos des révoltes qui touchent le continent. Mais l’idée nationale connaissait déjà un processus d’ancrage. Les Hongrois, les Tchèques et les minorités allemandes de l’empire d’Autriche se révoltent également au nom de l’unité nationale. Les insurrections du Printemps des peuples semblent donc s’inscrire dans un élan révolutionnaire déjà impulsé, mais qui marque tout de même une étape dans le processus national.

Par ailleurs, l’élan de révoltes se réclame de la Démocratie, qui semble constituer des idéaux nouveaux dans la volonté des peuples. La doctrine démocratique, qui s’élabore en premier lieu dans les sphères intellectuelles puis gagne les masses, se distingue par une aspiration à l’égalité, à la souveraineté nationale et à la mise en pratique des principes énoncés par la Révolution. Elle se conjugue donc avec le mouvement national et souhaite le suffrage universel de manière pragmatique et non dans la loi seule, car elle estime que le peuple est prêt, disposé à jouer un rôle politique, même si nous verrons que ce suffrage universel n’a, au XIXe siècle, été réservé qu’aux hommes. Ainsi, les révoltes de 1848 se réclament pour la plupart de l’aspiration démocratique, et l’on voit par exemple les peuples allemands et slaves imiter la volonté parisienne de renverser la monarchie pour l’instauration d’une démocratie. On voit ainsi écrit, en mars, sur les murs de Berlin, “Salut à toi, peuple français ! A toi notre reconnaissance”. A Venise, Daniele Manin proclame la République de Saint-Marc, le 22 mars, s’inspirant certes du régime vénitien de l’Ancien Régime, mais avec une part de volonté démocratique. Les révoltes de 1848 peuvent donc être considérées comme révolutionnaires sous le prisme des idées démocratiques car elles forment la première vague insurrectionnelle qui s’en réclame.

Un autre effet incontestable de ces révoltes, est l’ancrage et la pénétration par osmose des idées qu’elles exaltent, en Europe mais aussi dans le monde entier. On pense en effet souvent les événements de 1848 comme exclusivement européens, mais Clément Thibaud nous fait remarquer dans son ouvrage La révolution de 1848 et ses mondes, que les effets de ces soulèvements populaires se prolongent dans le monde entier via les colonies européennes notamment. Ils contribuent ainsi à étendre la volonté d’indépendance des peuples outre-mer. Le Royaume-Uni, qui privilégie les réformes sociales et politiques plutôt que de subir une révolution, accorde dans les années qui suivent 1848 une considération quant au sort des indépendances des colonies britanniques, qui aboutit à la création du régime du dominion qui offre une relative autonomie à ces territoires. L’Empire ottoman connaît la pénétration des idéaux démocratiques et nationaux, inspirant le nom du parti des “Jeunes Turcs” à la fin du siècle, rappelant le nom de “Jeune Italie” de Mazzini. 1848 a donc eu un impact sur les territoires extra-européens mais cependant, aucune indépendance n’est déclarée. Cette année offre aux yeux du monde la confirmation que les puissances européennes ne sont pas inébranlables, mais il faudra attendre des insurrections plus grandes comme celles qui ont lieu durant la Première guerre mondiale pour impulser réellement les mouvements d’indépendance dans les colonies européennes. Les révoltes qui marquent 1848 montrent donc un aspect révolutionnaire, si l’on considère le nombre d’insurrections et leur véhémence. Néanmoins, nous pouvons dire qu’elles s’inscrivent dans le prolongement de grands mouvements d’idées, et que si l’on considère la nouveauté et le changement de ces aspirations par rapport à l’ensemble du XIXe siècle, le caractère révolutionnaire est à nuancer. Mais qu’en est-il des changements opérés par ces révoltes ?

 

Elles semblent à première vue aboutir à des mutations variées, qui marquent une rupture avec l’ordre établi avant 1848 dans les différents Etats.

Le premier changement résultant de ces insurrections est d’ordre politique. La Prusse connaît par exemple une modification importante de son système politique : elle se dote d’une constitution unitaire et remplace la souveraineté du roi par la souveraineté nationale, symbolisée par le Parlement de Francfort. Les députés sont désignés par voie électorale, ce qui marque l’entrée de la Prusse dans une monarchie constitutionnelle. Le royaume de Piémont-Sardaigne en devient une également, suite à l’octroi du roi Charles-Albert d’une charte qui est le calque de la charte française de 1814, reconnaissant alors les libertés fondamentales à l’image de la liberté de culte ou de conscience, et marquant une étape dans le processus de libéralisation du royaume. De plus, la Suisse, qui avait été constituée en confédération sous Napoléon, puis dotée d’un organe politique commun, la diète, voit son organisation fédérale se renforcer. Après avoir connu la crise du Sonderbund entre cantons démocrates et conservateurs, elle adopte en 1848 sa physionomie politique actuelle : les cantons ont désormais une organisation commune plus efficace et la diète centralise de nouveau les décisions politiques.

En France, 1848 pourrait se résumer à la première expérience démocratique de son histoire, si l’on considère que les expériences politiques de la Révolution, même sous la République montagnarde, se sont bornées à une démocratie de loi, de droits qui n’ont jamais été appliqués sur le moment à cause de circonstances exceptionnelles. Les Montagnards prévoyaient ainsi le suffrage universel dans la Constitution de 1793 mais elle n’a pas été appliquée. 1848 marque un changement brutal dans l’instauration de la démocratie en France, puisque le gouvernement provisoire, avec à sa tête le député Jacques Dupont de l’Eure, Lamartine, Ledru-Rollin, Louis Blanc et l’ouvrier Albert, proclame le 5 mars le suffrage universel masculin. Ainsi, “tout homme en âge viril est citoyen français” et certains pensent, comme Victor Hugo, que l’urne remplacera le fusil dans la volonté des peuples de faire entendre leur voix. La première campagne présidentielle a donc lieu sous les drapeaux tricolores de la Deuxième république. Cela marque donc une avancée que l’on pourrait qualifier à proprement parler de “révolutionnaire”, puisque les classes dirigeantes avant 1848 n’ont jamais osé accorder le droit de vote à un peuple qui inspire le danger et la violence subversive – ce que craignaient les dirigeants de la Restauration – comme l’indique le titre de l’ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses. Mais le nombre d’électeurs, passant de 250 000 à 10 millions, couvrant des classes majoritairement analphabètes et peu instruites, n’a pas pu faire triompher les principes de la démocratie : les conditions de vote ne sont en effet pas démocratiques et l’on vote au vu et au su de tout le monde, soumis à la pression du prêtre ou du châtelain local. Toutefois, on peut sans doute considérer que 1848 marque en France l’apparition d’un nouvel électorat, amorçant le lent processus d’intégration des campagnes à la société politique. La première pierre d’une démocratie républicaine est posée, et l’édifice se consolidera à la fin du siècle, sous la IIIe République.

Mais au-delà d’une expérience démocratique et de changements politiques, 1848 voit aussi s’opérer des mutations d’ordre social. Pour la première fois en France, des socialistes favorables à l’amélioration du sort des ouvriers font partie du gouvernement, si l’on considère que les Jacobins de 1793 ne sont pas des socialistes au sens tel qu’il est usité au XIXe siècle. En Europe, ce sont les foules, dont les paysans et les ouvriers qui se révoltent. Qu’en est-il donc de la question sociale et des droits sociaux ? Dans les colonies françaises, l’esclavage est aboli le 27 avril. Victor Schoelcher s’engage pour cette cause auprès de la Chambre des députés, puis Adolphe Gatine encourage les affranchis à travailler, de manière à prouver que l’abolition n’est pas synonyme de perte économique, mais il n’y arrive pas. Les jeunes hommes libres se rendent compte de leur perspectives d’élévation sociale très faible, et l’on voit la figure de Schoelcher comme le moyen de tirer un trait sur des siècles d’esclavage sans compensations. Quant aux ouvriers, ils se révoltent au Royaume-Uni, mais n’obtiennent la liberté syndicale que deux ans plus tard. En France, ce sont les conditions de travail qui changent, sous le gouvernement provisoire : le temps de travail est fixé à 10 heures à Paris et 11 heures en Province, et les ateliers nationaux permettent une diminution temporaire du chômage.

Mais les révoltes de juin suite à la circonscription des ouvriers se voient fustigées par le général Cavaignac qui écrase l’insurrection dans le sang. Les ateliers nationaux n’ont pas duré et les avancées du temps de travail sont annihilées. Les mutations sociales, comme les changements politiques et les expériences démocratiques, constitueraient donc un apanage important de l’année 1848. Ces changements y sont indéniables, même s’ils peuvent paraître finalement moins “révolutionnaires”, moins radicaux qu’on ne peut le croire à première vue. Mais peut-on dire que ces mutations de la société sont partout effectives ?

 

Il y a, à l’évidence, des Etats où les changements ont été minimes ; il y a même des Etats qui ont connu des changements mais dont le progrès et la nouveauté sont à remettre en cause. 1848 est-elle révolutionnaire par rapport à ce qu’avait entrepris l’œuvre de la Révolution, prolongée d’une certaine manière sous Napoléon Ier ?

1848 est aussi une année qui connaît un “Printemps des princes” qui succède au “Printemps des peuples”. Si en Autriche, le chancelier Metternich démissionne à la suite des insurrections de mars à Vienne puis dans tout le territoire de l’empire, le gouvernement raffermit son autorité sur les peuples révoltés. Ainsi, le royaume de Piémont-Sardaigne qui avait encouragé les insurrections italiennes vis-à-vis de l’Autriche, évite de justesse le démembrement suite à sa défaite face à Vienne. Les patriotes italiens sont donc déçus et ne parviennent pas à l’unité nationale. Les acteurs du Risorgimento comprennent alors la nécessité pour l’Italie d’organiser sa réunification avec l’aide d’un autre Etat, car elle ne peut y arriver seule. C’est ainsi que Cavour s’allie en 1859 avec la France pour récupérer la Lombardie puis avec l’Allemagne en 1866 pour récupérer la Vénétie. Les Polonais qui s’insurgent contre la domination russe et prussienne, comme dans la ville de Poznan, ne parviennent pas non plus à une indépendance. L’Irlande continue d’être sous le joug britannique, et les pays baltes sous le joug russe.

En plus des peuples déçus, des Etats sont marqués également par l’ordre conservateur. Florian Ferreboeuf relate par exemple dans son ouvrage Le district de Köningsberg en Prusse orientale, l’autorité des propriétaires terriens qui se réaffirme sur les paysans. En Europe de l’Est, les conséquences de 1848 restent en effet infécondes, et le tsar n’abolira le servage qu’à la fin du siècle, s’appuyant sur l’ordre féodal car l’économie monétaire mercantiliste n’est pas suffisamment développée. En France, c’est d’une part la légende napoléonienne, qui galvanise le peuple autour du candidat Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, et d’autre part une campagne électorale savamment menée auprès des classes populaires et moyennes comme le montre Rémi Dalisson dans son oeuvre Au plus près du peuple, les voyages politiques de Napoléon III, qui aboutissent à l’élection d’un candidat conservateur, le 10 décembre. En effet, une part de l’électorat paysan est influencé vers les forces conservatrices, et la figure napoléonienne ravive l’âge de prospérité en France, comme l’indique l’œuvre Bruit public, rumeurs et charisme napoléonien de François Ploux. Beaucoup de contemporains républicains voient derrière Louis-Napoléon Bonaparte et son parti de l’Ordre, le moyen de tirer d’un trait de plume les avancées républicaines et de mener au pouvoir la société aristocrate et bourgeoise alliée contre la démocratie. C’est donc le conservatisme qui triomphe finalement de cette première expérience démocratique, et constitue une forme de “retour en arrière” : en 1848, Bonaparte élu président ne se montre pas autoritaire, mais son autoritarisme viendra ensuite lors de son intervention pour rétablir le pape à Rome. Aussi, il organisera un coup d’Etat en 1851 car la Constitution républicaine empêche le président d’être réélu.

Parallèlement à cet ordre conservateur persistant, se pose également la question de ce qui n’a que très peu été altéré par les revendications de 1848. L’ordre religieux n’en semble pas affecté : la France garde en effet le régime du Concordat de 1801, le pape est toujours souverain sur les Etats centraux de l’Italie. La condition des femmes en France ne change pas en dépit de l’élan de réformes sociales : le Code civil les maintient toujours sous l’autorité maritale et il faudra attendre un siècle, en 1944, pour qu’elles obtiennent le droit de vote. Dans une loi de l’été 1848, sous Cavaignac, il est même mentionné qu’elles ne peuvent participer à aucun débat politique. Les relations diplomatiques entre Etats européens semblent toujours régies par le Concert des nations créé lors du congrès de Vienne, même si des tensions entre le Piémont et l’Autriche, entre la Prusse et ses voisins s’éveillent peu à peu. Les changements de 1848 ne recouvrent donc qu’une certaine partie de l’aspect des sociétés et certains domaines n’ont connu que peu de mutations.

 

 

En somme, l’année 1848 se caractérise par une vague de révoltes importantes qui ont entraîné plusieurs mutations notables qui ont modifié certains traits de nos sociétés, mais qui sont loin d’avoir produit un changement total. En effet, 1848 s’inscrit sans doute dans la marche des sociétés guidées par l’héritage de la Révolution, les idées libérales, démocratiques et nationales vers un renouvellement politique, économique et social. On peut donc considérer que 1848 est “révolutionnaire” car elle s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus large, qui se réclame d’une révolution des sociétés. Mais elle ne constitue pas pour autant une révolution née d’elle-même : elle innove des formes d’organisation politique, à l’image de la démocratie en France, mais reste le prolongement d’une vague révolutionnaire, qui avait déjà expérimenté des systèmes et des formules inédites, comme la monarchie parlementaire. De surcroît, 1848 a conduit à une large série de changements sociaux ou politiques, qui ne révolutionnent pas l’ordre établi à cause des nombreux soubresauts, des tentatives échouées et des mesures prématurées qui empêchent ces mutations de se pérenniser. Néanmoins, la plupart de ces tentatives seront reprises, prolongées, approfondies, à l’image des mouvements nationaux de la fin du XIXe siècle qui unifient l’Allemagne et l’Italie, en tirant des conclusions sur ce qui leur manquait en 1848 pour réussir leur unité. La démocratie sera aussi réinstaurée en France et “enracinée” pour qu’elle puisse se pérenniser. Si l’on se réfère au sens étymologique de “révolutionnaire” signifiant le “retour en arrière”, on pourrait aussi conjecturer que 1848 s’inscrit dans l’élan “révolutionnaire” des sociétés conservatrices. Ces événements, comme le montre René Rémond dans son ouvrage Le XIXe siècle, ont pu marquer d’une certaine façon le conservatisme en le faisant maturer : Louis-Napoléon Bonaparte qui se couronne empereur en 1852, aura certainement contribué à penser, pour les gouvernements autoritaires, qu’un régime conservateur se rend d’autant plus légitime lorsqu’il est instauré à l’issue d’élections démocratiques. La dictature issue des urnes a donc d’une certaine mesure plus d’appui et de légitimité qu’une dictature imposée : c’est ce que comprendront les gouvernements fascistes et totalitaires du XXe siècle, à l’image d’Hitler ou de Mussolini, et ce que perpétuent certains gouvernements dans le monde, comme la Russie ou l’Inde, en préservant une façade démocratique malgré leur autoritarisme. L’année 1848 peut donc, au-delà d’une révolution démocratique et nationale, être la cause indirecte d’un “conservatisme révolutionnaire”.