Le 30 juillet 1895, Henri BERGSON  a prononcé un discours dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne devant les lauréats à l’occasion de la distribution des prix du Concours général. Henri BERGSON avait lui-même été lauréat du Concours général.

 

Monsieur le Ministre,

Messieurs,

L’honneur a toujours été grand, et la tâche difficile, d’avoir à prendre la parole en cette imposante solennité universitaire; mais il me semble que la responsabilité en devient tous les ans plus lourde, parce que le problème de l’éducation, sur lequel nous ne voudrions pas ne pas revenir toujours, prend un aspect de plus en plus grave et se pose en termes de plus en plus pressants. Que les études classiques aient mieux à faire qu’à orner l’esprit, qu’il nous incombe de former des citoyens conscients de leur devoir et préparés à l’accomplir, tout le monde l’accorde : ce que la société donne en instruction, elle voudrait se le voir rendre en sagesse. Mais on se demande, avec une inquiétude croissante, si les études désintéressées ont cette efficacité pratique, et en particulier si le bon sens, qui est une vertu civique dans les pays libres, varie en raison de la culture intellectuelle. De quelque manière d’ailleurs qu’on tranche cette question, soit qu’on affirme, soit qu’on nie, personne ne pourra se tenir pour satisfait; car si le bon sens ne dépend pas de l’instruction, la société devra se déclarer sans prise sur ce dont elle a le plus besoin; et s’il dépend surtout d’elle, si la sagesse va en croissant avec cette culture supérieure de l’esprit qui restera toujours un privilège, il faudra regarder d’un œil attristé l’irrésistible courant qui porte le pouvoir aux mains du plus grand nombre. Fort heureusement, il n’est point nécessaire de s’arrêter à l’une ou à l’autre de ces deux extrémités. Je voudrais montrer que le bon sens consiste en partie dans une disposition active de l’intelligence, mais en partie aussi dans une certaine défiance toute particulière de l’intelligence vis-à-vis d’elle-même; que l’instruction lui fournit un soutien, mais qu’il pousse ses racines à des profondeurs où l’instruction ne pénètre guère; que les études classiques le servent beaucoup, mais par des exercices communs à toute espèce d’études et qui se peuvent pratiquer sans maître; qu’ainsi la tâche de l’éducateur consiste surtout, en pareille matière, à conduire les uns par un artifice là où d’autres sont tout de suite placés par la nature. Mais qu’est-ce au juste que le bon sens, et à quelles puissances, à quelles dispositions générales de l’âme se rattache cette attitude intellectuelle ?

Le rôle de nos sens, en général, est moins de nous faire connaître les objets matériels que de nous en signaler l’utilité. Nous goûtons des saveurs, nous respirons des odeurs, nous distinguons le chaud et le froid et l’ombre de la lumière. Mais la science nous apprend qu’aucune de ces qualités n’appartient aux objets sous la forme où nous les apercevons; elles nous disent seulement, dans leur pittoresque langage, l’inconvénient ou l’avantage que les choses ont pour nous, les services qu’elles pourront nous rendre, les dangers qu’elles nous feraient courir. Nos sens nous servent donc, avant tout, à nous orienter dans l’espace ; ils ne sont pas tournés vers la science, mais vers la vie. Or, nous ne vivons pas seulement dans un milieu matériel, mais aussi dans un milieu social. Si tous nos mouvements se transmettent dans l’espace et ébranlent ainsi une partie de l’univers physique, en revanche la plupart de nos actions ont leurs conséquences prochaines ou lointaines, bonnes ou mauvaises, d’abord pour nous, ensuite pour la société qui nous environne. Prévoir ces conséquences, ou plutôt les pressentir; distinguer, en matière de conduite, l’essentiel de l’accessoire ou de l’indifférent; choisir, parmi les divers partis possibles, celui qui donnera la plus grande somme de bien, non pas imaginable, mais réalisable : voilà, semble-t-il, l’office du bon sens. C’est donc bien un sens à sa manière ; mais tandis que les autres sens nous mettent en rapport avec des choses, le bon sens préside à nos relations avec les personnes.

11 y a un subtil pressentiment du vrai et du faux, qui a pu découvrir entre les choses, bien avant la preuve rigoureuse ou l’expérience décisive, des incompatibilités secrètes ou des affinités insoupçonnées. On appelle génie cette intuition d’ordre supérieur, intuition nécessairement rare, puisque l’humanité pourrait à la rigueur s’en passer. Mais la vie de tous les jours demande à chacun de nous des solutions aussi nettes et des décisions aussi rapides. Toute action grave vient clore une longue série de raisons et de conditions, pour s’épanouir ensuite en conséquence qui font que, si elle dépendait de nous, à notre tour nous dépendrons d’elle. Pourtant elle n’admet d’ordinaire ni tâtonnement ni retard ; il faut prendre un parti, et, sans prévoir tous les détails, comprendre l’ensemble. L’autorité que nous invoquons alors, celle qui lève nos hésitations et tranche la difficulté, c’est le bon sens. Il semble donc que le bon sens soit dans la vie pratique ce que le génie est dans les sciences et dans les arts.

Mais regardons de plus près : le bon sens n’est pas plus que le génie une attitude passive de l’esprit, attendant, au milieu de la nuit, que l’éclair brille et que la lumière se fasse. Si le génie devine la nature, c’est qu’il a vécu dans une étroite camaraderie avec elle. Le bon sens, lui aussi, exige une activité incessamment en éveil, un ajustement toujours renouvelé à des situations toujours nouvelles. Il ne redoute rien tant que l’idée toute faite, fruit mûr de l’esprit peut-être, mais fruit détaché de l’arbre, bientôt desséché, et ne représentant plus, dans sa rigidité, que le résidu inerte du travail intellectuel. Le bon sens est ce travail même. Il veut que nous tenions tout problème pour nouveau et lui fassions l’honneur d’un nouvel effort. Il exige de nous le sacrifice, parfois pénible, des opinions que nous nous étions faites et des solutions que nous tenions prêtes. Et pour tout dire, il paraît avoir moins de rapport avec une science superficiellement encyclopédique qu’avec une ignorance consciente d’elle-même, accompagnée du courage d’apprendre.

S’il se rapproche de l’instinct par la rapidité de ses décisions et la spontanéité de sa nature, il s’y oppose profondément par la variété de ses moyens, la souplesse de sa forme, et la surveillance jalouse dont il nous entoure pour nous préserver de l’automatisme intellectuel. S’il ressemble à la science par son souci du réel et son obstination à rester en contact avec les faits, il s’en distingue par le genre de vérité qu’il poursuit ; car il ne vise pas, comme elle, à la vérité universelle, mais à celle de l’heure présente, et ne tient pas tant à avoir raison une fois pour toutes qu’à toujours recommencer d’avoir raison. D’autre part, la science ne néglige aucun fait d’expérience, aucune conséquence du raisonnement; elle calcule la part de toutes les influences et pousse jusqu’au bout la déduction de ses principes. Le bon sens choisit. Il tient certaines influences pour pratiquement négligeables, et s’arrête, dans le développement d’un principe, au point précis où une logique trop brutale froisserait la délicatesse du réel. Entre les faits et les raisons qui luttent, se poussent et se pressent, il fait qu’une sélection s’opère. Enfin, c’est plus que de l’instinct et moins que de la science ; il y faudrait plutôt voir un certain pli de l’esprit, une certaine pente de l’attention. On pourrait presque dire que le bon sens est l’attention même, orientée dans le sens de la vie.

Aussi n’a-t-il pas de plus grands ennemis, dans la cité, que l’esprit de routine et l’esprit de chimère. S’obstiner dans des habitudes qu’on érige en lois, répugner au changement, c’est laisser distraire ses yeux du mouvement qui est la condition de la vie. Mais n’est-ce pas aussi par faiblesse de volonté ou distraction d’esprit qu’on s’abandonne à l’espoir des transformations miraculeuses? Entre ces deux genres d’esprits, la distance est moins grande qu’on ne le croirait d’abord : également éloignés de l’action efficace, ils diffèrent surtout en ce que l’un prétend simplement dormir, tandis que l’autre veut en outre rêver. Mais le bon sens ne dort ni ne rêve. Semblable au principe de la vie, il veille et travaille sans cesse, alourdi sans doute par la matière qu’il anime, mais averti de la réalité de son action par la matérialité même de son effort. Sa modération ne ressemble pas à celle des timides, qui tiennent l’action pour dangereuse et cherchent à s’assurer contre elle ; il aime l’action au contraire, n’avance par degrés que pour obtenir la transformation d’un progrès plus naturel, et se rapproche par là encore de la vie, dont on ne sait si l’on doit admirer davantage les nuances harmonieusement fondues de ses transitions ou le contraste éclatant de ses métamorphoses. Plus on le serre de près, enfin, plus il tend à se confondre avec l’esprit de progrès, pourvu que l’on comprenne dans cette expression, tout à la fois, une aspiration énergique au meilleur et une exacte appréciation du degré d’élasticité des choses humaines.

Quel est donc enfin le principe du bon sens? Comment en toucher le fond? Où en découvrir l’âme? Dérive-t-il, comme on l’a dit, de l’expérience? Représente-t-il, réunis et condensés, les résultats des observations passées? Mais le temps, à mesure qu’il avance, déroule des situations toujours nouvelles, qui exigent de nous un effort toujours original. N’est-il, d’autre part, qu’une plus grande sûreté du raisonnement, exercé, par un travail logique, à déduire d’un principe général des conséquences de plus en plus lointaines? Mais notre déduction est bien rigide, et bien souple est la vie. Si fort que nous serrions nos raisonnements, ils suivront mal les contours délicats et fuyants de la réalité mouvante. Le bon sens raisonne, je le veux bien, et sur des principes généraux parfois ; mais il commence par les infléchir dans la direction de la réalité présente ; et ce travail d’adaptation, qui ne relève plus du raisonnement pur, n’est-il pas justement l’office propre du bon sens? Non, le bon sens ne réside ni dans une expérience plus vaste, ni dans des souvenirs mieux classés, ni dans une déduction plus exacte, ni même, plus généralement, dans une logique plus rigoureuse. Instrument, avant tout, de progrès social, il ne peut tirer sa force que du principe même de la vie sociale, l’esprit de justice.

Oh, je ne veux pas parler de cette justice théorique et abstraite qui, insoucieuse du réel, trace dans l’espace vide un plan géométrique et pose la forme sans se donner la matière. Le plus souvent elle reste incapable de trouver un point de contact avec les faits, ou, si elle y réussit, elle est amenée par leur résistance, dont elle n’avait pas tenu compte dans ses calculs, à douter de sa propre vertu et à désespérer d’elle-même. Je parle de la justice incarnée dans l’homme juste, de la justice vivante et agissante, attentive à s’insérer dans les événements, mais pesant dans sa balance l’acte et la conséquence, et ne craignant rien tant que d’acheter le bien au prix d’un plus grand mal. La justice, quand elle se réalise ainsi dans un homme de bien, devient un sens délicat, une vision ou plutôt un tact de la vérité pratique. Elle lui donne la mesure exacte de ce qu’il doit exiger de lui et de ce qu’il peut attendre des autres. Elle le conduit tout droit, comme ferait l’instinct le plus sûr, à ce qui est désirable et réalisable. Elle lui montre les injustices à corriger et par conséquent le bien à faire, les ménagements à garder, c’est-à- dire l’injustice à ne pas commettre. Elle le préserve des erreurs et des maladresses, par cette rectitude du jugement qui vient de la droiture de l’âme. Simple et claire, elle équivaut aux raisonnements suivis et aux expériences multipliées, comme à la monnaie l’or pur. Si elle porte ainsi avec elle l’intelligence de la vie, c’est sans doute qu’elle en a touché le principe; et bien qu’elle brille de tout son éclat chez les meilleurs seulement d’entre nous, elle n’en manifeste pas moins ce qu’il y a de plus essentiel et de plus intime dans l’humanité. C’est ainsi que pour découvrir les couches profondes de l’écorce terrestre, celles que les grands soulèvements ont tirées de l’âme même de la Terre, il faut monter sur les sommets.

Je vois donc dans le bon sens l’énergie intérieure d’une intelligence qui se reconquiert à tout moment sur elle-même, éliminant les idées faites pour laisser la place libre aux idées qui se font, et se modelant sur le réel par l’effort continu d’une attention persévérante. Et je vois aussi en lui le rayonnement intellectuel d’un foyer moral intense, la justesse des idées se moulant sur le sentiment de la justice, enfin l’esprit redressé par le caractère. Notre philosophie, éprise des distinctions tranchées, trace une ligne de démarcation bien nette entre l’intelligence et la volonté, entre la moralité et la connaissance, entre la pensée et l’action. Et ce sont bien là en effet deux directions différentes où s’engage, en se développant, la nature humaine. Mais l’action et la pensée me paraissent avoir une source commune, qui n’est ni pure volonté ni pure intelligence, et cette source est le bon sens. Le bon sens n’est-il pas en effet ce qui donne à l’action son caractère raisonnable, et à la pensée son caractère pratique ? Examinez, dans les grands problèmes philosophiques, la solution du bon sens : vous trouverez, je crois, que c’est la solution socialement utile, celle qui facilite le langage et favorise l’action. Étudiez, d’autre part, les démarches et les actes que le bon sens conseille : vous verrez qu’il a parlé, sans réflexion approfondie, comme eût fait la parfaite raison. Il semble donc que le bon sens procède en matière spéculative par un appel au vouloir, et en matière pratique par un recours à la raison. De sorte qu’on pourrait être tenté de voir en lui l’effet d’un mélange, d’un accord intime entre les exigences de la pensée et celles de l’action. Et c’est bien ainsi qu’il faut parler pour être clair; mais j’inclinerais, pour le fond, à envisager les choses tout autrement, à voir dans le bon sens la disposition originelle, et au contraire dans les habitudes de la pensée et les lois de la volonté deux émanations, deux développements divergents de cette faculté primitive d’orientation. Car je ne puis me représenter ni le jeu des volontés associées sans une fin dernière raisonnable, ni le fonctionnement naturel de la pensée sans une destination pratique. Il faut donc que ces deux formes de l’activité se puissent dériver d’une seule et même puissance, qui réponde aux nécessités fondamentales de la vie en société ; et cette espèce de sens social est justement ce qu’on nomme le bon sens. Mais si le bon sens est ainsi le fond, l’essence même de l’esprit, ne devrait-on pas le trouver, comme disait Descartes, «tout entier en un chacun», inné et universel, indépendant de l’éducation? Il en serait ainsi, je le crois, s’il n’y avait rien que de vivant dans l’âme et dans la société, si nous n’étions pas condamnés à traîner avec nous le poids mort des vices et des préjugés, s’il ne nous arrivait pas aussi, par une distraction momentanée ou durable, de vivre et de penser extérieurement à nous-mêmes, enfin si nous ne laissions pas notre intelligence prendre des décisions pour ainsi dire abstraites, au lieu de la maintenir fermement en contact avec l’énergie tendue du vouloir. Mais il est rare que la nature produise spontanément une âme affranchie et maîtresse d’elle-même, une âme accordée à l’unisson de la vie. L’éducation doit intervenir le plus souvent, non pas tant pour imprimer un élan que pour écarter des obstacles, plutôt aussi pour lever un voile que pour apporter de la lumière. Jusqu’où s’étend cette influence de l’éducation, et en particulier des études classiques? Que peuvent-elles faire, et que devons-nous leur demander? Sur les diverses forces que je viens d’énumérer, et qui toutes tendraient à faire dévier le bon sens, elles sont loin d’avoir la même prise.

Un des plus grands obstacles, disions-nous, à la liberté de l’esprit, ce sont les idées que le langage nous apporte toutes faites, et que nous respirons, pour ainsi dire, dans le milieu qui nous environne. Elles ne s’assimilent jamais à notre substance : incapables de participer à la vie de l’esprit, elles persévèrent, véritables idées mortes, dans leur raideur et leur immobilité. Pourquoi donc les préférons-nous si souvent à celles qui vivent et vibrent? Pourquoi notre pensée, au lieu de travailler à se rendre maîtresse chez elle, aime-t-elle mieux s’exiler d’elle-même? C’est d’abord par distraction, et parce qu’à force de nous amuser le long de la route, nous ne savons plus toujours où nous voulions aller. Peut-être avez-vous remarqué, devant nos monuments et dans nos musées, des étrangers qui tiennent à la main un livre ouvert, un livre où ils trouvent décrites, sans doute, les merveilles qui les environnent. Absorbés dans cette lecture, ne semblent-ils pas oublier pour elle, parfois, les belles choses qu’ils étaient venus voir? C’est ainsi que beaucoup d’entre nous voyagent à travers l’existence, les yeux fixés sur des formules qu’ils lisent dans une espèce de guide intérieur, négligeant de regarder la vie pour se régler simplement sur ce qu’on en dit, et pensant d’ordinaire à des mots plutôt qu’à des choses. Mais peut-être y-a-t-il plus et mieux ici qu’une distraction accidentelle de l’esprit. Peut-être une loi naturelle et nécessaire veut-elle que notre esprit commence par accepter des idées toutes faites et vive dans une espèce de tutelle, en attendant l’acte de volonté, toujours ajourné chez quelques-uns, par lequel il se ressaisira lui-même. L’enfant n’aperçoit dans la nature extérieure que ces formes grossières et conventionnelles dont il jette le dessin sur le papier dès qu’il a un crayon en main : elles s’interposent, chez lui, entre l’œil et l’objet; elles lui en présentent une simplification commode; et chez beaucoup d’entre nous elles continueront de s’interposer ainsi, jusqu’au jour où l’art viendra nous ouvrir les yeux sur la nature. Je comparerais volontiers à ces dessins de l’enfant les idées que nous trouvons enfermées dans les mots. Chaque mot représente bien une portion de la réalité, mais une portion découpée grossièrement, comme si l’humanité avait taillé selon sa commodité et ses besoins au lieu de suivre les articulations du réel. Force nous est bien d’adopter provisoirement cette philosophie et cette science toutes faites ; mais ce ne sont là que des points d’appui pour monter plus haut. Par delà les idées qui se sont refroidies et figées dans le langage, nous devons chercher la chaleur et la mobilité de la vie.

Je vois justement dans l’éducation classique, avant tout, un effort pour rompre la glace des mots et retrouver au-dessous d’elle le libre courant de la pensée. En vous exerçant, jeunes élèves, à traduire les idées d’une langue dans une autre, elle vous habitue à les faire cristalliser, pour ainsi dire, dans plusieurs systèmes différents ; par là, elle les dégage de toute forme verbale définitivement arrêtée, et vous invite à penser les idées mêmes, indépendamment des mots. Dans la préférence qu’elle accordait à l’antiquité, il n’y avait pas seulement une admiration très grande pour des modèles très purs ; on estimait sans doute aussi que les langues anciennes, découpant selon les lignes bien différentes des nôtres la continuité des choses, conduisaient par un exercice plus violent et plus rapidement efficace à la libération de l’idée. Et puis, jamais effort comparable à celui des anciens Grecs fut-il tenté pour donner à la parole la fluidité de la pensée ? Mais, dans quelque langue qu’ils s’expriment, les grands écrivains peuvent rendre le même service à notre intelligence ; car tous ont eu et tous ont cherché à nous donner la vision directe du réel, dans des cas où nous n’apercevions les choses qu’à travers nos conventions, nos habitudes et nos symboles. En ce sens, l’éducation classique, même quand elle paraît attacher le plus d’importance aux mots, nous apprend surtout à n’en être pas dupes. Elle pourra changer d’objet particulier; elle conservera toujours la même fin générale, qui est de soustraire notre pensée à l’automatisme, de la dégager des formes et des formules, enfin de rétablir en elle la libre circulation de la vie. La philosophie continue dans le même sens l’œuvre commencée. Elle soumet à la critique les principes ultimes de la pensée et de l’action. Elle n’attache aucun prix à la vérité passivement reçue; elle veut que chacun de nous reconquière la vérité par la réflexion

la mérite par l’effort, et la faisant pénétrer profondément en soi, l’animant de sa vie, lui imprime assez de force pour féconder la pensée et diriger la volonté. Le bon sens peut sans doute se passer d’elle; mais s’il réside dans l’effort et tend d’abord à la liberté, je ne vois pas où il ferait un meilleur apprentissage.

Mais il ne suffit pas d’écarter les symboles et de s’accoutumer à voir. Il faut encore, disions-nous, se déshabituer d’une certaine manière trop abstraite de juger, et cultiver un mode tout particulier de l’attention. Certaines sciences ont l’avantage de nous faire côtoyer de plus près la vie. C’est ainsi que l’étude approfondie du passé nous aidera à comprendre le présent, à condition toutefois que nous restions en garde contre les analogies trompeuses, et que nous cherchions dans l’histoire, selon le mot profond d’un historien contemporain, des causes plutôt que des lois. Les sciences physiques et mathématiques ont un objet moins concret ; mais elles nous font admirablement comprendre la vertu propre et la destination spéciale de méthodes que nous employons un peu à la légère tous les jours. Comme elles ne généralisent que là où il y a des lois stables, et ne déduisent que là où nous pouvons créer nos définitions, elles nous révèlent clairement, par un véritable «passage à la limite», les conditions idéales de la déduction rigoureuse et de la généralisation légitime. Plus vous les approfondirez, par conséquent, moins vous serez tentés d’en transporter les procédés, tels quels, aux choses de la vie pratique. Ce n’est pas seulement parce que la trop grande précision de ces procédés se traduirait, au moment d’agir, par de trop longues oscillations, — un peu comme si l’on voulait utiliser à la cuisine une balance de laboratoire. C’est encore et surtout parce que le bon sens courrait, je crois, quelques très gros risques dans ce transport. Il y a une erreur grave, qui consiste à raisonner sur la société comme sur la nature, à y découvrir je ne sais quel mécanisme de lois inéluctables, à méconnaître enfin l’efficacité du bon vouloir et la force créatrice de la liberté. Il en est une autre, celle des esprits chimériques qui posent la formule d’un idéal simple et en déduisent géométriquement les conséquences pour l’organisation de la société, comme si les définitions dépendaient ici de nous, comme si notre liberté ne rencontrait pas une limite dans les conditions mêmes de la nature humaine et de la vie sociale. Le bon sens tient le milieu entre ces deux imitations maladroites de la physique et de la géométrie. Peut- être n’a-t-il pas de méthode à proprement parler, mais plutôt une certaine manière de faire. Au risque de froisser une opinion répandue, je dirai que la manière des philosophes est celle qui me paraît se rapprocher le plus de la sienne ; car toute grande doctrine philosophique se rattache à des principes et repose sur des faits, sans qu’on puisse ni l’induire rigoureusement de ces faits parce qu’elle les déborde, ni la déduire entièrement de ces principes parce qu’elle a su les faire fléchir. Vous trouverez parfois, chez le meilleur disciple d’un grand maître, une exposition plus systématique de la doctrine, et aussi l’apparence d’une clarté supérieure. C’est justement parce qu’il a suivi jusqu’au bout, avec sa logique plus abstraite et plus simple, les idées dominantes du système. Mais il faut remonter à l’œuvre du maître pour entrer en communication avec sa logique personnelle et profonde, modelée sur le réel, souple comme la vie, et capable, comme la nature, de présenter des éléments toujours nouveaux à notre pensée qui voudrait vainement en épuiser l’analyse. Or, cette faculté me paraît bien être en matière spéculative ce que le bon sens est dans la vie pratique.

L’éducation du bon sens ne consistera donc pas seulement à délivrer l’intelligence des idées toutes faites, mais à la détourner aussi des idées trop simples, à l’arrêter sur la pente glissante des déductions et des généralisations, enfin à la préserver d’une trop grande confiance en elle-même. Allons plus loin : le plus grand danger que l’instruction pût faire courir au bon sens serait d’encourager notre tendance à juger homme et choses d’un point de vue purement intellectuel, à mesurer notre valeur et celle des autres au seul mérite de l’esprit, à étendre ce principe aux sociétés elles-mêmes, à n’approuver des institutions, lois et coutumes, que ce qui porte la marque extérieure et  superficielle de la clarté logique et de l’organisation simple. Cette règle conviendrait peut-être à une société de purs esprits, voués à une existence toute spéculative ; mais la vie réelle est tournée vers l’action. L’intelligence y est une force, je le veux bien, et même la plus apparente de toutes puisque son rôle est de porter la lumière ; mais ce n’est pas la seule. Pourquoi les dons de l’esprit nous servent-ils moins dans la vie que les qualités du caractère? D’où vient que tant d’esprits brillants et pénétrants demeurent incapables, malgré les plus grands efforts, de produire une œuvre ou d’exercer une action? Et pourquoi les plus belles paroles restent-elles sans écho, si elles ont été dites sans accent? Ne serait-ce pas que l’intelligence agit par je ne sais quelle puissance cachée dont elle symbolise l’effort, et que là où cette force manque, l’esprit n’a ni assez d’élan pour aller loin ni assez de poids pour s’enfoncer profondément dans ce qu’il touche ? On a vu ici la fonction créer l’organe, et des facultés intellectuelles inattendues jaillir sous la pression d’une force morale intense. Comme aussi l’histoire nous apprend que la grandeur d’une nation tient moins à son développement intellectuel apparent qu’à certaines réserves invisibles d’énergie où l’intelligence s’alimente, je veux dire la force du vouloir et la passion des grandes choses. Eh bien, c’est cette idée que l’éducation peut imprimer profondément en nous, non par une démonstration spéciale, mais par mille leçons tirées de l’histoire et de la vie. Elle ne nous épargnera pas seulement ainsi bien des déceptions et bien des surprises ; elle lancera, par l’intermédiaire de cette intelligence à laquelle elle s’adresse nécessairement, un appel de force à la puissance de sentir et de vouloir. Et par là elle replacera l’âme dans sa direction naturelle, qui est justement le bon sens.

Voilà, ce me semble, les différents points sur lesquels le bon sens offre prise à l’éducation en général, aux études classiques en particulier. En retenant votre attention, Messieurs, sur le dernier et le plus important d’entre eux, ai-je fait autre chose que commenter des paroles que vous n’avez point oubliées, celles que prononçait ici même, il y a deux ans, le chef de l’université : «Je voudrais, disait-il, que nous missions à rechercher le juste et à le propager un peu de flamme et d’imagination… Répétez-vous bien que, même dans un siècle de science et de pensée, l’avenir restera souriant et propice à ceux-là surtout qui auront su conserver intacte la force de sentir. » C’est cette force de sentir que j’ai cru voir au fond du bon sens.

Sans cette parenté étroite, sans cette intime harmonie entre le sens du réel et la faculté de s’émouvoir profondément pour le bien, on ne comprendrait pas que la France, cette terre classique du bon sens, se fût sentie soulevée à travers tout le cours de son histoire par la poussée intérieure des grands enthousiasmes et des passions généreuses. La tolérance qu’elle a inscrite dans ses lois et qu’elle a enseignée aux nations, elle en a dû la révélation à une foi jeune et ardente; les formules les plus sages, les plus mesurées, les plus raisonnables du droit et de l’égalité, c’est dans un moment d’enthousiasme qu’elles lui sont montées du cœur aux lèvres. Chez ses écrivains les plus épris de bon sens, chez ceux mêmes qui ont aiguisé le bon sens en esprit, on devine, derrière les qualités d’ordre, de méthode, de clarté, une chaleur intense qui est devenue lumière. Et la transparence même de sa langue, la légèreté ailée de sa phrase faite pour porter au loin les idées générales, ne répondent-elles pas à l’élan d’une âme qui cherche, pour les sentiments puissants qui la travaillent, l’air libre et les grands espaces? Croyez-le bien, jeunes élèves, la clarté des idées, la fermeté de l’attention, la liberté et la modération du jugement, tout cela forme l’enveloppe matérielle du bon sens; mais c’est la passion de la justice qui en est l’âme.