Premier Ministre qui présidait la distribution des prix du Concours,  Georges Pompidou était lui-même un ancien lauréat (prix de version grecque)

 

DISTRIBUTION SOLENNELLE DES PRIX
du Concours général des lycées et Écoles normales
tenue le 24 juin 1965, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne
devant toutes les Facultés réunies

Allocution de M. Georges POMPIDOU

Premier Ministre

 

Jeunes gens et jeunes filles,

Le caractère solennel de cette cérémonie, comme la place réservée par la presse aux résultats de vos épreuves, marquent l’importance que chacun — Gou­vernement, Université, opinion — attache au Concours général.

Pourtant il n’y a pas de concours qui soit plus dépourvu de signification ni de sanction. Votre réussite ne vous donne aucun droit, ne vous ouvre aucune carrière, ne vous confère même aucun de ces menus privilèges auxquels notre pays est si attaché, qu’il s’agisse de la carte qui permet de pénétrer gratuitement sur le quai des chemins de fer ou du coupe-file présumé prometteur d’indulgence à l’heure de la contravention. Tout au plus pourrez-vous vous targuer du titre d’ancien lauréat du Concours général, ce qui ne sera pas négligeable à l’âge où chaque Français se doit d’être un ancien quelque chose, ou un quelque chose honoraire, mais qui, pour l’instant, ne vous préoccupe guère, vous qui êtes dans le futur.

Pourquoi donc tant d’honneur et si peu de profit? Justement parce que nous sommes le pays au monde où l’on attache le plus de prix aux concours et le plus de prix à la culture désintéressée.

Aux concours, parce qu’ils réalisent la synthèse de deux de nos passions nationales aussi vives que contradictoires : passion de l’égalité et culte du mérite. Le concours est l’épreuve où chacun est au départ sur le même plan, où les chances sont égales pour tous et c’est aussi l’épreuve qui désigne les meilleurs et crée les hiérarchies incontestées. Quand on a passé beaucoup de concours, il arrive que l’on soit quelque peu sceptique, connaissant le rôle de la chance, la conjonction des conditions physiques, morales, matérielles, qui, au jour dit, ont permis la réussite ou entraîné l’échec. Mais voilà, il en est du Concours général comme des Jeux Olympiques. Honneur à ceux qui ce jour-là ont été les meilleurs. Les autres à jamais auront raté la médaille d’or. Le concours n’est que la forme la plus juste de l’injustice, mais de la justice il retient à coup sûr le trait essentiel : il ne pardonne pas.

Culture désintéressée, disais-je aussi. Le désintéressement est, je pense, ce qui est le plus étranger à la nature humaine. Pas de question plus fréquente dans la bouche de l’enfant que « A quoi ça sert? » A quoi ça sert le latin? A quoi ça sert d’apprendre par cœur Racine ou La Fontaine? A quoi ça sert d’étudier l’histoire des Croisades? En pareil cas, je conseille au père de famille de refuser la discussion et de recourir à l’autorité, dût-il se faire traiter de « bourreau d’enfant ». Car cela ne sert à rien, sinon sans doute à nous prouver à nous-mêmes qu’il y a une dignité de l’esprit humain.

C’est là je pense le problème posé à notre enseignement secondaire. Pendant longtemps, il a pu se consacrer tout entier à façonner des jeunes gens sur le modèle de ce que le XVIIe siècle appelait l’honnête homme. Il avait une clientèle peu nombreuse qui tirait de sa situation sociale souvent, de ses dons intellectuels parfois, le loisir de chercher à acquérir ce luxe suprême qu’est la liberté de l’esprit. Mais aujourd’hui deux millions d’élèves se pressent sur ses bancs, qui attendent de leurs études non pas seulement une culture mais une situation, une préparation à l’activité dont ils auront besoin pour vivre. La question, la grande question est donc de leur fournir les connaissances qui leur seront nécessaires pour l’exercice de professions très variées sans pour autant sacrifier la culture générale qui est notre tradition et, si je puis dire, notre spécialité. Pour ceux, dont je suis, qui ont la responsabilité de repenser notre enseignement et de le mettre en mesure de faire face aux exigences de notre société et de notre époque, il n’est pas de préoccupation plus grande, plus présente à nos pensées que de concilier les nécessités de l’efficience avec la sauvegarde de la culture.

Ce problème est d’ailleurs celui de la France. Notre pays a compris plus tard que d’autres qu’il n’est pas de grande nation sans une économie puissante et concurrentielle. Pour y atteindre, nous faisons un effort énorme et que vous devrez continuer, jeunes gens et jeunes filles, car la tâche dépasse les capacités d’une génération. Mais la richesse matérielle n’est et ne doit rester que le support. Elle perdrait sa valeur et jusqu’à son sens si elle ne s’accompagnait de cette richesse intellectuelle et morale dont les lettres, les sciences et les arts sont des éléments également indispensables et qui constitue l’héritage sans prix qui nous a été transmis. C’est pourquoi il est bon que nous honorions aujourd’hui tous ensemble ceux qui dans ces disciplines diverses et nullement opposées ont déjà fait la preuve de leurs dons.