Apprend-on à penser ? 1998

par Pauline Koetschet

1er prix de philosophie (série L), 1998

Il semble évident qu’aucun enseignement, si précis soit-il, ne peut faire naître la Pensée dans l’esprit. Ce serait là un acte quasi magique, incantatoire. Ainsi, si l’homme ne veut pas sombrer dans l’angélisme d’un apprentissage pur et simple de l’acte de penser, il devrait s’en tenir à une essence universelle qui lui garantit que la pensée préexiste en lui à l’acte de penser.

Cependant, cette pensée sans objet ne serait-elle pas le contraire même d’une pensée, c’est-à-dire une pensée close sur elle-même, et non ouverte et créatrice ?

Mais si penser demande des conditions extérieures, alors celles-ci nous apprendraient bien, en quelque sorte, à penser. Dialogue entre l’intériorité et l’extériorité, penser est donc un acte complexe qui doit assurer non seulement une universalité mais aussi sa particularité pour n’être pas qu’une pensée vaine mais bien une action, effective.

Il semble en effet évident que l’on n’apprend pas à penser : l’apprentissage de la pensée la ferait surgir de nulle part, avec toute la contingence d’un pur commencement. Or, s’il existe quelque chose qui ne puisse apparaître ainsi  » ex nihilo « , c’est bien la pensée. En effet, celle-ci n’est pas un commencement mais bien l’équivalent d’un fondement pour l’homme. Si l’on admettait que l’homme pouvait apprendre à penser, il faudrait alors admettre un en deçà de la pensée, c’est-à-dire un en deçà de l’homme lui-même. Or, si la pensée est l’essence même de l’homme, comment cet homme qui n’en est pas un pourrait en devenir un, si ce n’est en acquérant cette essence. Mais ceci est impossible. On n’acquiert pas une essence, celle-ci est toujours déjà donnée, elle est de l’ordre de l’inné et non de l’acquis, dont elle fonde même la frontière infranchissable. L’essence est nécessaire, elle ne saurait se distraire dans la contingence. Or si le propre de la contingence est de marquer  » ce qui pourrait ne pas être ou être autrement  » selon la définition d’Aristote, tout apprentissage scelle une contingence. La pensée se présenterait à l’homme dans une immédiateté première et intacte.

Or, si l’on considère l’essence comme ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et l’âme ce qui fait qu’une chose est, il faut reconnaître dans l’âme une figure de l’essence. C’est en ce sens que Platon place la pensée au coeur même de l’âme humaine. Celle-ci suit une tripartition qui la divise entre les forces des désirs (épithumia), celles du coeur (thumos), mais également et surtout celles de l’intellect, le nous. C’est bien ce nous qui permet à l’homme de penser, c’est-à-dire d’être capable de cette saisie immédiate de l’intelligible par l’intellect, de s’élever à la réalité des Idées. C’est cette présence en lui de la pensée pure qui permet au sage platonicien de penser la caverne, d’y reconnaître l’entrelacs non démêlé des essences, et de même de penser la cité et d’y occuper la place suprême, celle du philosophe-roi. Si Platon accorde la possibilité d’une telle politique, authentique, contrairement au relativisme sophistique c’est bien qu’il reconnaît en l’homme la possibilité d’une véritable pensée, que la  » réminiscence  » rendra au souvenir essentiel. Originellement plongée dans le léthé, fleuve de l’oubli, la pensée n’en est pas moins présente en l’homme, enfouie sous les sédiments sensibles qui défiguraient de même, expliquera Plotin, la statue immergée du dieu Glaucus. Cette innéité de la pensée rend son apprentissage par des êtres qui n’en jouissent pas déjà impossible. Elle sanctionne l’ordre humain. En effet, la pensée manifeste la présence du logos en l’homme, c’est-à-dire de la raison, source de toute pensée. C’est pourquoi Aristote reconnaît en la pensée, l’ergon de l’homme, sa fonction essentielle. Apprendre à un homme dépourvu de pensée à penser, ce serait aussi absurde que de croire qu’un cadavre peut penser. Ainsi, de même qu’un cadavre n’est un homme que par homonymie parce que sa mort l’a privé de la pensée, de même un esclave n’est un homme que parce qu’un tel être ne pense pas. En un tel être, la Forme, c’est-à-dire la pensée puisque la Forme rejoint l’essence, n’a pu s’incarner véritablement dans la matière donnée. Or, la cité, communauté des hommes, est fondée sur le seul logos, qui permet de juger et de distinguer  » le mal du bien, le juste de l’injuste, et toutes les valeurs  » (Politique, livre 1), en somme qui permet de penser la matière. Cependant, la véritable pensée ne saurait naître dans de telles conditions  » intra-mondaines « . Cette  » pensée aux petits pieds  » reste celle du phronimos, l’homme prudent, et elle est moins pensée que vertu politique, arrêté politiké. C’est bien pour cela qu’elle fait l’objet d’un apprentissage, celui que traduit l’activité de praxis. Celle-ci suggère l’action, morale ou politique. Elle nécessite donc des conditions extérieures à elle-même, et n’est donc pas pleinement autarcique (c’est en ce sens que le phronimos reçoit un enseignement venu de l’extérieur, tel qu’il est décrit au livre 1 de l’Ethique à Nicomaque). C’est pourquoi cette activité ne peut véritablement être appelée pensée. La pensée marque la part la plus haute de l’homme, et doit donc, selon l’idéal aristotélicien d’autarcie, portée en elle-même sa propre fin et sa propre utilité. L’acte de penser doit ainsi être réservé au sage, le sophos, qui contrairement au phronimos et à son action  » intra-mondaine « ,  » peut contempler même dans l’adversité « . Une telle autarcie empêche bien sûr cette sagesse de pouvoir être atteinte à l’aide de règles, de directives. Elle rejoint la  » Pensée pure  » du dieu aristotélicien, le premier moteur immobile. Une telle pensée est en effet pure de quelque dépendance extérieure que ce soit, donc de quelque apprentissage que ce soit, et corrélativement, puisqu’il ne saurait y avoir apprentissage sans durée, de quelque temporalité que ce soit ( » Le sage est éternel dans l’instant « ). Cette pensée retranche le sage du temps et de cette aliénation par le temps que suggère l’apprentissage. Si le sage pouvait apprendre à penser, il ne serait plus sage mais simple artisan, qui loin d’avoir à penser produit son objet d’après des règles déterminées. La pensée, elle, se dérobe à une quelconque détermination, échappe à toute essence préconçue et donc à tout enseignement de ce concept. La pensée n’est pas elle-même une valeur, elle est. Ainsi la pensée ne peut s’enseigner, c’est bien plutôt elle-même qui fonde tout enseignement. En effet, l’enseignement ne peut porter que sur des fins déterminées, telles qu’elles pourraient être atteintes par des moyens adéquats. Telle est bien la fonction des impératifs pragmatiques et techniques kantiens. Mais la pensée ne relève d’aucun concept, et ne saurait donc être enseignée. C’est bien elle plutôt qui fonde l’enseignement en fondant les concepts : ceux de l’entendement (les catégories), mais aussi les concepts de la raison (les idées). Or l’enseignement d’un tel enseignement est impossible, proprement  » impérissable  » puisque tout ce que nous percevons et concevons est toujours déjà investi de ces  » formes « , qui sont donc universelles et nécessaires, c’est-à-dire a priori. On retrouve ici l’innéité de la pensée identifiée à la convenance, qui la sépare de tout acquis. En effet, quoi d’autre que cette conscience-pensée pourrait fonder l’homme, cet animal dépourvu d’instinct ? Sans la présence en nous de la pensée, l’homme ne pourrait s’envisager comme tel et s’interroger ainsi sur l’origine de sa pensée. Ainsi, conscience et pensée seraient une seule et même chose, conscience de la pensée et pensée de la conscience, c’est-à-dire conscience de cette éternité subjective qui doit se donner la pensée pour se donner une continuité dans le temps et devenir véritablement conscience.

La pensée serait donc cet en deçà de tout acquis, de tout apprentissage, de tout objet. Entre elle et le monde, c’est tout l’abîme d’une extériorité exclusive, d’une pure juxtaposition qui  » subsiste « ,  » étrangeté  » sans laquelle sa pureté essentielle s’anéantirait au contact de la matière. La pensée serait ainsi en quelque sorte un impensé à l’intérieur de l’homme. Mais il ne saurait exister un impensé sans pensée de cet impensé : dès que l’impensé est posé comme tel, il est pensé, c’est-à-dire pris pour objet. Une pensée sans objet n’existe donc pas. La pensée, loin de la pureté qui la caractérisait, n’est-elle donc pas pleinement conscience que si elle engage un dialogue avec la particularité ? La pensée ne sera alors plus simplement pensée, pensée pure et fragile, mais bien l’acte même de penser. Celui-ci présuppose un objet, c’est-à-dire l’extériorité. Penser suppose donc la médiation par l’extériorité. Dès lors, penser relève d’un apport extérieur, c’est-à-dire d’un apprentissage.

Cet apprentissage peut être celui de la nature, qui oblige la pensée pure à se donner une effectivité. La pensée pure, qui n’était alors qu’un universel abstrait, doit assurer le  » douloureux travail du négatif  » (Hegel), s’arracher à son immédiateté première qui n’était autre que celle d’une  » belle-âme  » :  » la belle-âme est celle qui vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité. Elle n’a pas la force de s’extérioriser, de se faire soi-même une chose, de supporter l’être  » (Hegel, la Phénoménologie de l’Esprit). C’est dire toute la subjectivité vaine et creuse d’une telle pensée qui ne serait justement que pensée et non pas acte de penser. C’est là toute la vanité, c’est-à-dire le vide de cette âme qui à se vouloir trop subtile, légère,  » se dissout comme un souffle inconscient « . Il lui manque la force d’un objet. C’est bien là le contraire même de penser que de s’enfermer dans cette prison du  » Je « , qui, comme le dit Pierre-Jean Labarrière  » est plus éternelle que celle du monde « . Mais cette intériorité subjective trouve toujours face à elle une extériorité donnée, et va devoir se mettre à l’école de la  » réalité naturelle présente « . Celle-ci peut se dresser contre elle sous plusieurs formes qui la conduiront à intérioriser cette extériorité, à se saisir comme réalité objective, c’est-à-dire à se penser, condition saine de toute pensée. C’est bien cet apprentissage de la pensée que Hegel illustre à travers la dialectique maîtrise-servitude. Le maître, c’est-à-dire la conscience qui s’est révélée supérieure à la réalité naturelle présente, en acceptant de perdre la vie au nom de ses valeurs, a pris la place de la  » conscience jugeante « , refusant la particularité de l’acte pour conserver intacte l’universalité abstraite de sa pensée. Délivrée de toute médiation, de tout apprentissage, la pensée du maître est conduite à l’ennui, elle est conduite à s’éteindre telle une étoile morte. Au contraire, la pensée du serviteur, son  » vouloir « , a été supprimée par le maître, et l’esclave s’aliène dans son travail au service d’autrui. Mais ce travail est également un apprentissage, c’est-à-dire qu’il apprend au serviteur à s’appréhender dans le monde et à donner à sa pensée une effectivité :  » par l’aliénation de son désir propre, en façonnant positivement les choses, c’est-à-dire en faisant de son vouloir leurs déterminations, il a l’intuition de lui-même comme réalité objectale « . D’intériorité subjective, ce passage par l’extériorité (l’essence) fait donc de lui et pour lui une intériorité objective. Le serviteur a donc appris à penser, c’est-à-dire à agir, puisque  » tout ce qui est rationnel est effectif et tout ce qui est effectif est rationnel  » : sa conscience peut alors à son tour s’extérioriser afin de se donner une effectivité. C’est ainsi que :  » Pisistrate enseigna l’obéissance aux Athéniens : il fit passer les lois de Solon dans la réalité effective, si bien que cet enseignement reçu, les Athéniens n’eurent plus besoin de maître  » (Propédeutique philosophique). De même, l’enfant doit d’abord obéir et vivre en régime d’hétéronomie car il ne possède pas encore la raison. C’est bien l’obéissance à ses parents qui lui apprennent la raison, c’est-à-dire la liberté véritablement autonome. La conscience doit ainsi avant tout mettre  » le genou à terre « , comme le chameau de la première métamorphose de Nietzche (Ainsi parlait Zarathoustra,  » les Trois Métamorphoses « ), afin de recueillir sa noble classe, celle de l’héritage de l’Histoire. C’est alors seulement que dans un élan de liberté insurgée (le lion), l’homme peut penser par lui-même. En effet, l’homme ne doit rester à cette détermination complète de la pensée que reconnaît Marx lorsqu’il affirme que la conscience, loin d’être déterminante, est déterminée par l’infrastructure économique.

Si la conscience doit ainsi intérioriser cette autorité de l’apprentissage, penser ne saurait cependant n’être qu’imiter. La pensée doit donc conserver tout en niant cet apprentissage, dans un mouvement d’élévation et de dépassement, de  » sursomption (Aufhelung). C’est bien là toute la différence entre le  » niais  » et le  » cerveau  » (paragraphes 46-47 de la Critique de la Faculté de Juger de Kant). Tous deux ont reçu un apprentissage mais alors que le niais n’est capable que d’apprendre et d’imiter, le  » cerveau  » lui est capable de refaire, par lui-même et pour lui-même, la démonstration : à l’intériorisation de l’extériorité, il est parvenu à substituer dans un mouvement de  » sursomption  » l’extériorisation de l’intériorité. C’est bien là la vérité de la médiation par l’apprentissage. La pensée achève cet apprentissage en apprenant à désapprendre. Il ne saurait en effet y avoir de pensée sans originalité, sans nouveauté. Mais grâce à l’apprentissage, cette nouveauté essentielle n’est pas absurdité. Apprendre à penser, c’est donc apprendre à éviter les deux écueils de l’imitation (qui se sait comme telle, ou une sorte d’académisme de la pensée), et l’absurde. Apprendre à penser, ce n’est donc pas simplement apprendre les pensées des maîtres, ni la pensée, mais bien apprendre à  » orienter sa pensée  » selon le titre d’un ouvrage de Kant. Descartes propose de même des  » Règles pour la direction de l’esprit « , non pour créer ex nihilo l’esprit. Apprendre fait du  » Je  » plus que l’artisan de sa pensée, il en fait l’artiste au sens du  » génie  » kantien. En ce sens, l’apprentissage n’est pas reçu comme  » le modèle d’une imitation servile « , mais comme un  » héritage exemplaire « .

On n’apprend donc pas absolument à penser, mais bien plutôt à diriger sa pensée et à donner à la raison la place du cocher dans le mythe du Phèdre, cocher qui tiendrait les rênes non seulement du moi (le cheval blanc) mais également des désirs (le cheval noir), et donnerait ainsi à la volonté toute sa force libératrice. Car c’est bien là, en dernière analyse, que conduit l’apprentissage de la pensée : à la liberté. Apprendre à penser, c’est apprendre à être maître de ses pensées, c’est-à-dire apprendre à bien user de cette liberté à laquelle, tout comme la pensée, nous sommes  » condamnés  » (Sartre). Apprendre à penser, c’est donc donner à sa pensée la force d’un ensemble concret et non plus seulement abstrait et ineffectif.


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