DÎNER DE LA SAINT-CHARLEMAGNE
Le 4 mai 1964, sous la présidence de M. André MAUROIS,
président de l’Association, membre de l’Académie française.
ALLOCUTION de M. Louis ARMAND
de l’Académie française
Le plaisir que j’éprouve à me trouver parmi vous a de multiples racines.
Il m’était d’ailleurs impossible de ne pas accepter l’aimable invitation de M. Lebrec, dont j’admire autant que vous tous le dévouement pour le Concours général. Comme vous le disiez si justement tout à l’heure, M. le Président, en associant de tels pouvoirs de persuasion à des pouvoirs de gouvernement, M. Lebrec établirait l’ère du commandement par la gentillesse, et je ne suis pas loin (de penser que cette forme d’autorité est celle de l’avenir.
Je suis heureux de pouvoir retourner à M. Maurois une partie des propos affables qu’il a bien voulu tenir à mon égard et je me permettrai de lui faire remarquer que, si, selon lui, je porte l’avenir en moi, lui-même a su le porter bien mieux encore, puisque c’est lui qui a eu, je crois, l’idée de faire de moi un académicien. (Je suis, en tout cas, sûr d’une chose, c’est que cette idée n’est pas de moi !). Il a pris l’initiative de l’exprimer, pour la première fois, à une époque où elle me paraissait constituer une véritable gageure. Voir se réaliser dans sa vie une éventualité que l’on a d’abord prise pour une gageure, n’est-ce pas ce qu’on peut appeler une jolie aventure ?
M. Maurois a dit, également, que M. Jean Rostand avait essayé de calmer mon zèle en m’adressant cet avertissement : « Je doute que votre génie innovateur trouve chez nous beaucoup d’occasions de s’employer… Vous ne changerez rien à nos coutumes ni à nos costumes… Vous ne nous convaincrez pas de nous faire plus nombreux… Vous n’accélérerez pas les travaux de notre dictionnaire». Or, pendant cette mise en garde, je dois avouer que j’ai pensé à autre chose : je songeais que l’« examen » qu’on subit pour entrer à l’Académie était une excellente préparation en vue de l’examen auquel on devrait se soumettre pour entrer dans l’Au-delà, qui est une autre sorte d’immortalité.
Il me faut reconnaître que je n’avais pas, jusqu’alors, réalisé ce que pouvait être l’immortalité, n’étant sensible qu’au temps qui s’écoule, ayant peine à appréhender une donnée qui soit indépendante du temps. Désormais, ce mot évoque pour moi la nécessité de me préparer à l’examen futur, ce qui ne laisse pas de me rendre soucieux. J’ai éprouvé cette impression tandis que M. Jean Rostand parlait et je me suis dit : « L’enfer, je n’y tiens pas; je souffre de la chaleur dans ses excès. Quant au paradis, il paraît que, premièrement, on n’y fait rien qu’entendre la plus suave des musiques et que, deuxièmement, on n’y trouve rien à perfectionner. Or, rien de tout cela ne me convient ».
Je me suis donc demandé ce que je ferais si, par hasard, on m’envoyait au paradis et j’ai décidé de réclamer une place au bureau d’études du Créateur, afin de pouvoir y continuer mon métier de technicien. Je suppose qu’un tel bureau existe, car il faut bien qu’il y ait des responsables des erreurs commises dans la Création et l’on sait que les techniciens sont faits, sur la terre comme au ciel, pour porter le poids des imperfections. Je l’accepte, pour ma part, et c’est pourquoi je suis candidat à un tel poste.
Je sais que vous ne m’en voudrez pas, Maître, de vous livrer ainsi les réflexions qui me sont venues à l’esprit pendant que j’étais à côté de vous et que M. Jean Rostand tentait de me faire admettre que je ne trouverais rien de neuf à expérimenter à l’Académie, celle-ci se refusant à toute réforme.
Ma présence, ce soir, au sein d’une telle assemblée, m’offre une bonne occasion de me libérer d’un complexe, car je ne suis pas, je l’avoue, lauréat du Concours général. Je m’y suis présenté, pourtant, et peut-être les archives de M. Lebrec sont-elles assez bien fournies pour qu’on y remette la main sur ma copie; je n’en serais qu’à demi-étonné car l’administration possède une force extraordinaire dans la conservation du passé et l’on peut même se demander s’il n’y faut pas voir la raison qui l’empêche de penser à l’avenir, mais c’est là un tout autre sujet ! En vérité, j’étais alors dans un lycée savoyard et nos professeurs étaient assez fantaisistes, tout aussi fantaisistes que leurs élèves; il y avait entre les uns et les autres un excellent « feed-back ». A l’époque, j’aimais énormément les mathématiques et j’avais un excellent maître, à tel point que je savais des tas de choses, qui m’ont beaucoup servi plus tard, mais qui étaient tout à fait en dehors du programme. Or, le jour du concours, je suis tombé sur un problème d’inversion enregistrale ; je n’en avais jamais entendu parler auparavant et je n’ai malheureusement pas, comme Poncelet, redécouvert l’inversion sur le papier blanc. Que vous m’ayez quand même invité à cette réunion me procure donc une agréable petite revanche.
Mais, s’il est gênant d’avoir des complexes, je crois qu’il est encore plus grave de n’en avoir aucun, car une telle constatation risque d’aboutir à ce qu’on se sente complexé de n’avoir pas de complexes !… On entre ainsi dans un cercle vicieux qui prouve bien que le complexe fait partie intégrante de la vie de l’homme moderne et je trouve là une certaine analogie avec le bourbakisme chez les mathématiciens.
Libéré donc de mon premier « complexe », je vais bavarder très librement avec vous, car — je tiens à le préciser — je n’ai l’intention de faire ni un discours, ni une conférence. Je ne cherche pas à avoir de meilleures notes que les lauréats en composition française et le bavardage, ce n’est pas noté, que je sache !
J’aurais pu, ainsi que l’a supposé M. Lebrec, vous parler de cybernétique. C’est, en effet, pour moi, un sujet au cœur de l’actualité : je pars demain pour l’U.R.S.S. où j’aurai l’occasion d’évoquer ce problème, ayant eu la chance de mettre en contact, il y a quelques mois, l’école cybernétique russe et l’école cybernétique américaine. Il m’aurait donc été facile de parler de la cybernétique appliquée aux concours, celle-ci pouvant, au choix, les perfectionner ou les supprimer. Pour les perfectionner, il suffirait de les remplacer par un « computer » : du fait qu’il en réglerait avec maîtrise toutes les conditions, celui-ci permettrait d’arriver à une précision étonnante pour juger les individus. A ce propos, il me revient à l’esprit une petite anecdote : lorsqu’on pose à la machine une question idiote, on n’obtient en fait de réponse, que 0/0. Cela représente, comme vous le savez, quelque chose d’indéterminé et, par conséquent, signifie n’importe quoi, y compris « le mot de Cambronne », ajoute un de mes amis. Mais la machine reste polie, elle répond simplement 0/0, ce qui s’est produit, paraît-il, le jour où l’on a installé le premier « computer », rue de Rivoli !
J’aurais pu aborder également un autre sujet, plus intéressant encore, celui de l’étude du cerveau. J’y fais allusion car, au cours du repas, nous avons évoqué avec le comte d’Ormesson, que vous avez si justement applaudi tout à l’heure, tout ce qu’apporte aujourd’hui la connaissance électronique du cerveau. En ce domaine, la science a progressé davantage pendant les cinq dernières années qu’elle ne l’avait fait depuis les origines de l’humanité.
Il existe une corrélation évidente entre ce que l’on sait des cerveaux et l’aptitude à passer un concours; il s’agit là, toutefois, d’un sujet d’actualité scientifique, que j’ai volontairement écarté, afin de ne pas favoriser les scientifiques au détriment des littéraires. Vous avez, cependant, tous entendu parler du « learning » des rats, « learning » ou plutôt « apprentissage » pour faire plaisir à M. Etiemble. Grâce à l’A.D.N., ou acide désoxyribonucléique, on a pu mesurer notre degré de parenté avec les autres vertébrés, en y apportant une précision analogue aux calculs d’un notaire évaluant les degrés de parenté pour un héritage; nous savons ainsi qu’il a 5 % de commun entre l’homme et le poisson, et 25 % entre l’homme et le rongeur moyen. On a pu, en outre, mesurer l’intelligence d’un rat en faisant des statistiques sur la rapidité avec laquelle il apprend et retient le trajet qu’il doit accomplir pour sortir d’un labyrinthe. On s’est alors aperçu que le processus mental qui permet aux rats d’assimiler ce « truc », est très voisin du mécanisme que les humains utilisent pour réussir un concours; un prix Nobel s’est rendu célèbre par des études sur cette question. Autrement dit, le niveau de culture qui correspond à la réussite d’un examen est à la portée d’un rat ! Il faut donc être un bon rat pour être un homme cultivé… Mais n’oublions pas, tout de même, que le rat qui habite en chacun de nous n’a pas droit à plus d’un quart de notre individu !
Petit à petit, me voilà arrivé au sujet que j’ai choisi de développer ce soir et qui a trait, tout simplement, aux concours dans le sens général du terme.
Le problème est d’actualité en France et sa solution se répartit très libéralement entre scientifiques, littéraires et philosophes. Un rapport y a été consacré cette année, qui a déjà suscité de nombreux commentaires et qui a même été immédiatement une source de polémiques. Ce rapport, qui porte le nom de son principal auteur, M. Boulloche, a été présenté au Gouvernement et préconise la suppression des concours.
Je signale, en passant, que M. Boulloche est polytechnicien, bottier de l’X, du corps des Ponts-et-Chaussées, donc un concurrent très heureux des concours. Le fait qu’il ait adopté une telle conclusion n’implique donc aucune position subjective. On pourrait, à ce propos, faire une étude sociologique qui établirait dans quelles proportions les gens ayant réussi aux concours se classent pour ou contre la suppression de ceux-ci.
En tout cas, il n’est pas un seul quotidien ou un seul hebdomadaire qui n’ait consacré quelques pages au rapport Boulloche. C’est M. Pompidou, agrégé et lauréat du Concours général, qui en a reçu le texte. Le Gouvernement, dans sa sagesse, prend son temps pour donner son avis.
Permettez-moi de vous dire pourquoi, à mon sens, ce rapport a éveillé en France un tel écho et ce que je pense personnellement de ce problème par lequel je suis assez directement concerné en raison de mes fonctions au sein du Conseil de perfectionnement de l’École polytechnique.
Si ce rapport a fait tant de bruit, il faut en chercher l’explication dans le fait que la France est le pays du monde qui, par habitant, consomme le plus de concours.
Detœuf avait prononcé cette phrase désormais célèbre : « En Angleterre on classe les gens d’après leur titre nobiliaire, en Amérique d’après les dollars, en France d’après les concours; en Chine aussi». Il s’agissait, évidemment, de la Chine d’avant Mao-Tse-Toung. Or, la Chine impériale est morte et la Chine populaire a abandonné les concours. On pourrait donc être tenté de penser que M. Boulloche, prévoyant la prochaine reprise de nos relations diplomatiques avec la Chine populaire, a voulu s’inspirer de ce qu’a fait ce pays pour se moderniser. Mais — je le précise tout de suite — cette hypothèse est fausse, car, si les concours ont contribué à l’étouffement de la Chine impériale, celle-ci est morte pour bien d’autres raisons également.
Ma déformation professionnelle est telle que je ne puis résister au désir de vous parler du chemin de fer et du rôle qu’il tient dans la transformation de la Chine. Vous savez qu’en Amérique du Nord — et je me réfère aux ouvrages si documentés et si pénétrants que M. Maurois a consacrés aux U.S.A. — si les différents États ont pu s’associer, le mérite en revient au chemin de fer qui, en s’installant immédiatement à l’échelle d’un continent, a été, à l’origine, le seul lien les unissant entre eux. Il aurait fallu procéder de même en Chine. Mais les Chinois étaient xénophobes et les chemins de fer, parce qu’ils venaient de l’étranger, ont été qualifiés d’invention du diable et des Occidentaux réunis, et l’impératrice régnant à l’époque les a refusés. Le seul gouverneur qui ait osé se déclarer en leur faveur a été déporté à Formose, où il a pu mettre enfin ses idées en pratique, et de là vient que le plus vieux chemin de fer chinois se trouve à Formose.
On voit ainsi que des éléments très divers expliquent le renversement de la Chine des mandarins. Je reviens maintenant à la maladie des concours qui nous arrive historiquement de ce pays.
La tradition française de l’enseignement, celle de l’université, n’était pas, à l’origine, centrée sur les concours, mais sur les mentions et les doctorats. Alors, il n’était pas question de classement avec des notes de 0 à 20, offrant la précision caractéristique de la fausse arithmétique. Cette méthode a été inventée par les Chinois vers l’An Zéro; à l’époque où les Gaulois choisissaient leurs chefs à la lutte, les Chinois les choisissaient déjà par voie de concours, ce qui représentait, évidemment, un progrès considérable. J’ai eu la chance de pouvoir admirer un rouleau chinois datant de 1600 environ, sur lequel on voyait la présentation des résultats d’un concours : le rouleau se dépliait et montrait des visages tous différents, mais tous angoissés, de candidats supputant leurs chances.
C’est au XVIIIe siècle que les Jésuites qui, comme chacun sait, ont l’esprit systématique, ont pensé que le système chinois de notation de 0 à 20 pourrait être extrêmement pratique, du fait qu’il permettrait de calculer des moyennes et de classer les élèves. Ils ont donc importé en France ce système de classement, où il a eu le succès que vous lui connaissez.
Il en est résulté une grande déviation de l’enseignement français; on s’est, en effet, attaché à enseigner, non pas ce qui était utile ou ce qui était agréable, mais ce qui était facile à noter. Tel est le cas, par exemple, du thème latin; il va de soi que la version est un exercice plus naturel et plus vivant, mais, le thème étant plus facile à noter, les jeunes Français sont tenus d’être «forts en thème», s’ils désirent réussir leurs examens. De même pour les mathématiques : on fait en France plus de mathématiques que dans tous les autres pays du monde, en raison de ce que leur notation est plus aisée. Et, dans les mathématiques, qu’avons-nous choisi ? Les coniques et l’équation du second degré ! Placer des nombres par rapport à deux racines, voilà l’essentiel de la formation mathématique du Français moyen et il est bien évident que cela ne sert absolument à rien. La formule 1/p + 1/p’ = 1/F [qui représente 25 % environ des connaissances en physique du candidat au baccalauréat, est, elle aussi, rigoureusement inutile. Vous comprenez bien que si les Allemands, et maintenant les Japonais, fabriquent de meilleurs objectifs-photos que les Français, ce n’est pas parce qu’ils savent mieux appliquer 1/p + 1/p’ = 1/F.
Dans le domaine de la physique, la coutume veut que l’on propose trois questions de cours au choix des candidats, pour lesquelles le microscope et la lunette astronomique fournissent déjà deux sujets rêvés, mais il fallait en trouver un troisième, de valeur équivalente ! C’est alors qu’on a pensé à la loupe. Quoique la loupe soit, par définition, un objet extrêmement simple, on est arrivé à le compliquer de telle sorte qu’il y a des pages à écrire sur ce sujet; on a ainsi inventé une notion qui n’existe nulle part ailleurs et qui a simplement pour but de pouvoir être traitée en autant de lignes que les autres questions de cours ! Je m’en suis autorisé pour écrire un jour que, si dans les autres pays du monde la loupe était un instrument d’optique, elle prenait en France la valeur d’une question pour le baccalauréat.
Une autre déformation de notre enseignement, que vous connaissez tous, est le bachotage. M. Etiemble ne nous accusera pas d’avoir emprunté ce mot aux Anglais, car c’est bien nous qui l’avons inventé et il n’a pas son équivalent outre-Manche.
Le bachotage est caractéristique en taupe. Cette classe ainsi nommée, non point parce qu’elle rend aveugle ou myope, mais probablement parce que cette appellation évoque l’art de la sape, comportait initialement un programme très vaste, aux contours assez imprécis, si bien que les élèves n’étaient pas toujours capables de résoudre les questions posées et que la sélection jouait plutôt sur leur aptitude générale aux mathématiques. Très rapidement, toutefois, l’aptitude à apprendre certaines mathématiques dans un temps donné est devenue le critère pour la sélection des candidats; le résultat de cette orientation a été d’augmenter d’une année la durée moyenne du séjour des élèves en taupe, afin de leur permettre de « bachoter » tous les exercices susceptibles d’être demandés au concours. Cette déviation a même été poussée tellement loin qu’un certain M. Petrel a résumé, dans un manuel, tous les problèmes possibles et qu’un examinateur qui oserait donner un exercice ne figurant pas dans Petrel, serait considéré comme n’agissant pas régulièrement. L’enseignement est, ainsi, détourné de sa véritable mission; il n’est plus destiné à ouvrir les esprits et n’obéit qu’à un seul but : l’efficacité immédiate, c’est-à-dire la réussite aux concours.
Ce sont là quelques-unes des raisons qui ont conduit M. Boulloche et certains de ses camarades de l’X à penser que cette manière d’enseigner avait de graves conséquences. Utiliser l’imagination des jeunes gens — et il ne faut pas oublier que les concours les absorbent jusqu’à l’âge de 25 ou 27 ans — à des travaux aussi stériles, est chose à la fois ridicule et grave, aussi grave que de laisser en friche une terre fertile. En France, nous protestons quand un agriculteur ne sait pas labourer son champ; comment, dès lors, pourrions-nous trouver normal de mal labourer nos cerveaux ?
Il est à remarquer d’ailleurs que les grandes écoles d’ingénieurs ne sont pas les seules atteintes par le virus des concours. L’École des hautes études commerciales, qui est pourtant pleine de dynamisme et nettement tournée vers l’avenir, a contracté, elle aussi, la maladie, puisqu’elle classe ses élèves à la sortie. Il en est de même pour la jeune École nationale d’administration.
Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, mes responsabilités au Conseil de perfectionnement de l’École polytechnique me mettent à même d’apprécier l’acuité du problème traité par le rapport Boulloche. Notons d’ailleurs, au passage, que ce Conseil s’appelle Conseil de perfectionnement et non pas Conseil d’administration, ce qui prouve que l’élan révolutionnaire avait un sens et que Monge avait bien pensé que son École aurait constamment besoin d’être perfectionnée.
On doit, à mon avis, se demander quelle est la valeur d’un concours qui porte sur des matières très diverses. Autant il est facile de classer des candidats sur une seule discipline, autant il est malaisé de faire un classement portant sur plusieurs disciplines à la fois.
On se heurte alors à deux sortes d’inconvénients : le premier est relatif à la pondération des différentes matières; il est extrêmement subjectif de déterminer les coefficients à appliquer à telle ou telle matière et il est, par suite, impossible de savoir à quelles propriétés ou à quelles qualités particulières s’applique le classement.
Le second inconvénient réside dans le fait que, si certaines disciplines, comme les mathématiques, se prêtent à des mesures précises, d’autres ne s’en accommodent absolument pas. Tel est le cas des matières enseignées à l’École nationale d’administration; les épreuves ne peuvent donc être notées que d’une manière très subjective. Étant donné l’importance considérable que l’on attache au rang de classement à la sortie de l’E.N.A., le système des concours appliqué à ce cas particulier me paraît simplement scandaleux.
En outre, instaurer un concours unique à la sortie d’une école équivaut à détruire toute possibilité de nuancement. Il n’y a pas d’option; tous les candidats sont donc tenus de faire la même chose. Or, il arrive que les notations soient faites par des hommes différents et il faut alors procéder à des calculs de péréquations. Dans une école, qui n’est pas polytechnique, j’ai même vu faire des péréquations de péréquations et noter les élèves avec une précision qui jouait sur plusieurs chiffres après la virgule. Je n’ai pu alors m’empêcher de dire : « Votre système correspond à calculer à un décigramme près le poids d’une locomotive, ce qui serait complètement ridicule puisque dans un tour de roue la locomotive perd un décigramme. Ne croyez-vous pas que les hommes perdent aussi leur décigramme par heure de fonctionnement ? Votre précision, par conséquent, est tout à fait critiquable : c’est le contraire de l’humanisme. »
Je viens de vous énumérer quelques critiques qui sont très profondes. Mais il en existe une autre qui est plus fondamentale encore et que M. Boulloche a retenue tout particulièrement. Elle concerne l’habitude que l’on a prise d’accorder une valeur absolue à un concours lorsque celui-ci couvre de nombreuses disciplines. Pendant toute sa vie professionnelle l’individu est marqué par son classement au concours et sa promotion sociale risque d’en être entravée. Nous savons bien, pourtant, qu’il n’y a pas de corrélation entre le nombre de points obtenus à un concours et l’aptitude à réussir dans la vie au cours d’une carrière déterminée.
L’École polytechnique fournit, à cet égard, un excellent exemple. Il y existe une tradition qui veut que l’on choisisse les « bottes » dans un ordre précis, correspondant à celui selon lequel s’appréciait, il y a cent ans, l’intérêt des différents métiers. On trouve ainsi, au premier rang, le corps des Mines, puis le corps des Ponts et Chaussées, ensuite le Génie maritime, les Tabacs, les Poudres, etc. Le « paradoxe de Paradis » est une conséquence de cette coutume : il y avait, en effet, à l’École polytechnique, un certain Paradis qui aurait bien voulu être ingénieur des Ponts et Chaussées; ce garçon, toutefois, détestait la chimie et le malheur voulût qu’au concours il obtînt une mauvaise note dans cette matière, si mauvaise même que son rang de classement en fût trop reculé pour qu’il lui fût possible de choisir les Ponts; il lui fallut se contenter des Poudres où il fit de la chimie toute sa vie…
Vous voyez donc combien le classement peut être contraire à l’efficacité et à la promotion sociale. Les qualités nécessaires à un homme pour faire son chemin dans l’existence ne sont pas mesurables par nos moyens scolaires d’aujourd’hui. La volonté, et surtout le jugement qui est si important pour assurer le rendement d’une entreprise, ne peuvent être évalués par un concours. Il en est de même pour l’aptitude à travailler en équipe : celle-ci commande pourtant le monde moderne, alors que le concours représente, par définition, le travail de l’individu isolé. En bref, la pratique des concours n’est plus du tout adaptée à ce qui est demandé aux cadres dirigeants dans la société actuelle.
De plus, la supériorité d’un homme réside dans sa faculté d’adaptation, qui n’a évidemment rien à voir avec l’aptitude à réussir un examen ou un concours, et n’est décelable qu’au cours de la vie. C’est pourquoi je préconise depuis longtemps la promotion sociale et la formation continue, qui permettent de conjuguer la notion d’efficacité et la notion de justice sociale.
Voilà donc sous quel aspect il faudrait envisager les grandes réformes de notre enseignement. Mais, entendons-nous bien, il ne s’agit pas de supprimer tous les concours car, dans certains domaines, ils demeurent encore la meilleure façon d’opérer une sélection.
Il faudrait tout au moins éliminer le bachotage et rendre les concours plus souples et plus humains. En somme, je suis contre la généralisation des concours, mais — si vous me permettez ce jeu de mots — je suis pour le concours général, car ce dernier n’a pas de visées utilitaires et conserve la pureté des compétitions d’athlétisme.