Sujet : « Individu et société »

 

3ème prix, 2023, Gauthier Jean Alain THIBAULT

 

 

La crise de la Covid-19 a mis en lumière les carences de notre société lorsqu’il s’agit d’inclure, de comprendre l’individu dans sa complexité. Sont ainsi apparues de nombreuses personnes dont le mode de une freinant leur socialité : de l’homme atteint d’une maladie chronique à la résidente d’EHPAD de 93 ans, la France a pris conscience de l’existence de ces reclus, de ces empêchés en sécession sociale. Isolés per la crainte de la maladie, ces individus connaissaient d’ores et déjà l’exclusion et la discrimination sociale : en France, le taux de chômage des personnes en situation de handicap est deux fois supérieur à celui connu par les personnes valides. La société est pourtant le fruit de la collectivité comme l’affirme T.Hobbes dans Le Léviathan : celle-ci se construit par la délégation des libertés et pouvoirs individuels de chacun, afin de sortir de l’état de nature, dans lequel « la guerre de chacun contre chacun » fait rage.  Conjugaison des différentes instances de sociabilité qui rythment la vie des individus, la société est permise par l’existence d’un certain nombre d’institutions (au sens de Douglas North » contrainte humainement conçue qui vise

à structurer les interactions politiques, économiques et sociales ») qui sécurisent l’entrée et la vie de l’individu dans son parcours social. Faire société semble ainsi provenir de la volonté d’individus de se réunir afin de faire face aux difficultés et de se soutenir dans l’adversité. Pourtant, on l’a vu, cette émanation de l’individuel peine à rendre compte de la diversité des situations.

En restreignant notre analyse à la France du XVI e siècle, on peut donc dès lors se demander si le processus d’intégration sociale peut faire fi des facteurs d’individualisation. Nous observerons ainsi que, si la société fait le choix d’une unité sociale forcée (I) le bâillonnement et la contradiction de l’individualisation croissante (II) peuvent mener les individus à modifier la société dans laquelle ils évoluent (III).

La société française a fait le choix, à travers son école républicaine, laïque et gratuite, d’une formation unique d’un individu. Par une succession de législations, qui ont progressivement repoussé l’âge auquel la scolarité n’est plus obligatoire, par la mise en place de chemins scolaires tout tracés, avec comme exemple les lois Haby de 1975 instaurant le collège unique, l’école s’est chargée d’intégrer les étudiants français dans une culture et une identité communes. De Victor Hugo à Charles Aznavour en passant par Delacroix, l’individu français s’est vu façonné, modelé par l’école qui l’a sociabilisé. Avant celle-ci, d’autres étapes ont préparé l’individu à son intégration en société :  la

 

socialisation primaire dispensée par les parents, ainsi que le socialisation par les pairs ont complété les bases de l’individu. Au travers de ces différents groupes, les individus acquièrent des valeurs fondatrices de la société, constituant le ciment social nécessaire à la cohésion de toute communauté. La construction de l’individu se fait ainsi par la société, dans la société. L’enfant sauvage, découvert dans une jungle à la fin du XXe siècle est absolument incapable de se comporter selon les indications sociales usuelles (s’habiller, parler), puisqu’il n’a pas reçu les successives vagues de socialisation nécessaires à la création d’un individu social. Ainsi, la société façonne, de  façon similaire à une mécanique, une personne, afin d’en faire un animal social, même si cela ne correspond pas à ce que l’individu désire. Ainsi les individus formés par la société sont naturellement enclins à reproduire les schémas sociaux qu’en leur a inculqués. Les individus d’une même communauté voient donc leurs caractéristiques propres, leurs détails bafoués au profit d’une culture commune dont nous allons maintenant considérer l’intérêt.

L’objectif d’une culture et de références communes s’inscrit dans une recherche de cohésion entre les individus .E. Durkheim théorisait ainsi la solidarité organique – qui, en référence aux organes bien agencés d’un animal, correspond à la solidarité découlant de la division du travail. L’école prépare, via la mise en place d’enseignements communs, à cette solidarité organique fondée sur l’interdépendance entre travailleurs spécialisés. Or cette entraide complète la cohésion permise par la solidarité mécanique, basée sur la ressemblance entre deux individus. A travers l’école la société semble donc de fait favoriser la mise en avant de critères objectifs de rattachement à une classe sociale,  une profession plutôt qu’à des critères d’individualisation

 

subjectifs mais dont l’importance semble croissante dans la société française. Il est à noter que l’école française répond à la transformation des marchés économiques, qui nécessitent une main d’œuvre de plus en plus qualifiée. La création du bac professionnel : en 1988, qui concerne aujourd’hui près de 20% d’une classe d’âge ainsi que le développement soutenu du bac technologique répondent de même à cette volonté de favoriser l’individu pour ce qu’il fait, et non pour ce qu’il se déclare être. La massification scolaire observée ne correspond néanmoins pas forcément à une véritable démocratisation : P. Merle,  dans son ouvrage La démocratisation de l’enseignement met en lumière les inégalités d’accès aux diplômes. Les enfants de classes populaires sont sous- représentés dans les filières valorisées (seuls 20% des bacheliers obtiennent le fameux sésame dans un cursus général), tandis que les pratiques symboliques (aller au musée, à l’opéra) continuent d’être l’apanage des classes supérieures. Une fois de plus l’individu est contraint dans ses choix et ses désirs personnels par une société qui reste profondément inégalitaire. Cette inégalité se répercute tout au long de la vie des individus qui se voient assignés une position sociale déterminée en grande partie, du moins en France, par la performance dans un système scolaire qui présente des le début des inégalités négatives la société (mauvaise allocation des ressources).

La stratification sociale correspond à un découpage de la société en catégories hiérarchies qui renvoie à des différences sociales associées à des inégalités de salaire, de prestige, de pouvoir ou encore de connaissance. Une autre facette de la société consiste ainsi en une division des individus qui sont comme classifiés. Cela est permis, en France du moins, par la domination de l’idée de méritocratie, que François Dubet qualifie de « fiction nécessaire » : les individus acceptent que leurs

 

prochains connaissent une mobilité sociale inter ou intra – générationnelle ascendante lorsque ceux-ci sont considérés par la société comme méritant davantage. La société valorise ainsi différents capitaux  en reprenant la typologie bourdieusienne), en particulier le capital culturel, dont l’une des déclinaisons est le capital certifié, les diplômes et autres reconnaissances délivrées par les institutions scolaires. La société présente donc un cadre favorable à la reproduction des positions sociales (puisque la démocratisation n’est pas atteinte, et que le diplôme constitue l’un des déterminants les plus importants pour trouver un travail). Les individus empêchés dans leurs caractéristiques propres, se voient ainsi de même empêchés dans leur mobilité sociale. Agathe Cagé, dans son article « La France n’est plus une société de classe moyenne, elle est devenue une société de classe figée » du 15 février 2023 dans Le Monde, confirme cette idée d’individus empêchés par des institutions qui bien que sécurisant leurs vies, s’avèrent être des cadres parfois trop pesants. A l’unité forcée par la société sur l’entièreté des individus s’ajoute ainsi des difficultés à s’exprimer, à se voir et voir en l’autre l’expression de caractéristiques diverses que les Professions et Catégories Socioprofessionnelles (1981) peinent grandement à résumer. Nous considérerons ainsi la forte montée en puissance que connaissent les facteurs d’individualisation.

 

La désindustrialisation française a grandement perturbé les relations qui liaient à l’intérieur d’une société les individus. Ce processus enclenché depuis le début de la deuxième moitié du XXe siècle affaiblit grandement des partis, tels que le PCF, dont les rangs se sont clairsemés au fil des années, ainsi que des syndicats. Petit à petit, les associations tels que Greenpeace ou WWF, ainsi que des mouvements citoyens comme Alternatiba ont acté le déclin de formes traditionnelles de l’engagement politique qui constituaient l’une des phases de socialisation d’un individu. Des indicateurs sociaux comme les PCS ont ainsi perdu en légitimité auprès des individus, lorsqu’il s’agit de se définir dans un cadre social. Si la profession informe effectivement sur le salaire et les diplômes d’une personne, d’autres facettes sont ici invisibilisées par cet outil parcellaire: la position dans le cycle de vie, le genre, la composition de son foyer, un handicap, l’origine ethnique, le lieu de résidence et tant d’autres facteurs structurant les individus en société restent voilés. D. Martucelli, dans son ouvrage La société singulariste, 2010 démontre pourtant de l’importance de ces facteurs d’individualisation en société: autour d’un bon dîner entre inconnus si la profession reste un incontournable, c’est bien des caractéristiques subjectives personnelles que l’individu convoque quand il doit se présenter. L’affaiblissement

 

 

de la référence aux PCS est ainsi un facteur qui contrevient à l’ordre naturel d’une société, qui souhaite placer au cœur des individus une notion d’uniformité essentielle pour gagner en efficacité et en puissance. De cette perte de sens découle une hausse de l’individualisme et des facteurs d’individualisation.  L’entêtement de la société à l’uniformité et à son besoin de normes pousse néanmoins à l’exclusion d’une partie de la population, tandis qu’on assiste à une reconfiguration du lien social dans nos sociétés depuis la fin du XXe siècle .

A force de nier la singularité d’individus, qui se réclament toujours plus d’indicateurs individuels (on pense à la lutte pour des acquis « post-matérialistes » théorisée par R. Inglehart, The Silent Revolution, 1977), la société pousse à l’exclusion de certains individus qui ne sont pas considérés comme « normaux », c’est à dire entrant dans une norme que la société définit. Un certain décalage temporel est ainsi observé entre le moment où un individu dénonce un manque de reconnaissance et le moment où la société considère cette avancée comme positive. Ainsi, l’homosexualité, considérée  comme un délit pendant très longtemps en France, est de nos jours bien plus acceptée, ce que l’adoption du mariage pour tous en 2015 a acté. La méconnaissance provient de la notion de progrès que toute société jauge au regard de son histoire, de ses lois ainsi que de ses us et coutumes. L’identification à certains facteurs individualisés permet ainsi de renverser la causalité : le processus d’intégration sociale est fortement soumis aux facteurs d’individualisation de chacun qui, s’ils finissent par être considérés comme normaux influencent la société durablement. Néanmoins, certains déviants continuent de subsister, des « outsiders » (selon l’expression de Gary Becher), dans une monde où la reconfiguration du lien social rend plus probable l’exclusion d’individus ou, au contraire la

 

diffusion de son histoire personnelle: le progrès technique, Internet in tête, a amené une modification du lien entre individus dans une même société. Ainsi en favorisant les liens faibles les individus exclus de la société ont plus de mal à retrouver une sociabilité pourvoyeuse d’espoir. Ils peuvent néanmoins alerter quant à leurs conditions de vie via des lives, des opérations de crowdfunding et autres opérations de solidarité. Ainsi, les personnes âgées ont reçu pendant le covid, beaucoup de soutien via les réseaux sociaux. La volonté d’uniformiser la société a donc mené certains individus à se retrouver marginalisés en dehors des normes sociales. On constate ainsi l’effet négatif que présente la volonté sociale de bâillonner les changements brusques contre la hausse de l’identification à des données subjectives face au déclin des PCS : l’isolement et la négation de l’autre. Ce mépris peut in fine pousser l’individu à changer cette société, cette intégration qu’il juge inappropriée.

Plusieurs modes d’action permettent d’influer sur la société : l’engagement politique défini par le Larousse comme « le fait de prendre position publiquement sur les problèmes sociaux, politiques [ … ] de son époque»  peut ainsi passer par un engagement conventionnel. Acte individuel par excellence, la participation électorale permet d’influencer durablement les lois formelles mises en place, qui ont un clair impact sur la société (lorsque l’on se situe dans un pays démocratique tel que la France). D’autres engagements non conventionnels sont aussi nourris par l’action individuelle : la consommation engagée que Michele Micheletti étudie dans Political Virtue and Shopping (2003) en est une expression. A travers ses choix de consommer tel ou tel produit, ou bien de ne rien consommer, l’individu peut envoyer un message fort à la société dans laquelle il évolue : les

notions de

 

boycott ou, au contraire de « buycott » (achat afin de soutenir telle ou telle cause) permettent une évolution assez significative de l’activité économique d’un acteur pour alerter sur une voie considérée comme mauvaise par un individu et empruntée par sa société. L’individu peut ainsi, par l’expression de ses choix, de ce en quoi il croit, influencer sa société et permettre une ouverture de l’intégration sociale à d’autres caractéristiques jusque là ignorées. Le boycott du réseau de bus à Montgomery en 1955 par Rosa Parks le démontre fort bien.

Ainsi, la dimension individuelle d’un changement sociétal est à prendre pleinement en compte. Néanmoins, l’agrégat d’individus permet de marquer  encore plus la société de ses idées.

Si l’acte individuel de Rosa Parks de ne pas se lever fut lourd de sens, c’est bien la dimension massive et collective d’un mouvement suivi par des milliers de noirs Américains qui a réellement permis une amélioration qualitative de la société américaine. Encore faut-il que cette action soit réalisable : les sociologues ont ainsi développé la nation de « structure des opportunités politiques » (SOP) afin de décrire la probabilité qu’un événement, une mobilisation se produise. Intervient ainsi le rapport de confiance, les relations entretenues par la société et les individus qui la composent : la société française est ainsi considérée comme plutôt ouverte, au vu de l’ouverture de son système politique, sa capacité

 

financière à transformer les revendications politiques en lois, l’existence d’élites ouvertes et bien d’autres facteurs qui déterminent la probabilité théorique qu’une mobilisation se produise. L’individu, plus encore l’agrégat d’individus, sont conditionnés par la société qui peut par des institutions répressives et peu ouvertes, rendre plus difficile la mobilisation. Néanmoins certains répertoires d’action collective » (notion théorisée par Charles Tilly dans From Mobilization to Revolution, 1976) consistent en un passage en force capable de morceler une société. Ainsi, la désobéissance civile, beaucoup pratiquée par des militants (miles : combattre) en faveur de la lutte climatique, tels que des activistes de Dernière rénovation, inverse le rapport de force : l’individu semble ainsi pouvoir faire pression sur la société dans laquelle il évolue. Si l’on peut aisément imaginer des motifs de désobéissance civile, il est néanmoins nécessaire de considérer l’impact négatif voire dévastateur que ce type d’action collective peut infliger à une société : certains militants anti-nucléaires s’infiltrent régulièrement dans des installations où des fissions d’atomes sont réalisées, mettant parfois en danger le processus atomique. L’individu a donc un fort pouvoir sur la société,    le pouvoir d’exprimer sa désapprobation du système social, par une action collective laissant néanmoins une forte place à l’individuel. La société, en se prémunissant de ces possibles remises en cause de ses principes, renforce tout de même le poids supporté par les individus, les poussant encore plus à l’action. Ainsi,  l’individualisme trouve grandement sa place dans l’action collective, ce qui lui permet d’exprimer l’individualité pourtant menacée par l’uniformité sociale.

 

La société fait ainsi porter un poids conséquent aux individus : en diffusant par l’école une culture et des valeurs communes, celle-ci souhaite favoriser une identité uniforme et homogène qui ne laisse que peu de place aux aspirations personnelles et aux caractéristiques propres nous définissant personnellement. Pourtant, on a pu constater combien cette approche était dépassée et ne correspondait pas au déclin des PCS et à la hausse des facteurs d’individualisation. Le processus d’intégration sociale, qui ne peut donc faire fi de ce retour en force de la question d’identité, se voit ainsi perturbé et modifié par l’action d’individus qui, via une mobilisation d’importantes ressources, y ajoutent précisément ces facteurs d’individualisation pourtant rejetés. L’individu et la société sont donc fortement liés une fois mis en contact, et s’influencent ainsi mutuellement, même si l’on peut souvent constater que l’individu possède, in fine, les capacités pour le chambouler. Ainsi, des figures du mouvement des Gilets Jaunes en 2018 telle que Ingrid Levavasseur étaient de simples individus qui se sont engagés pour combattre un ordre social qu’ils jugeaient erroné. Il eut été intéressant de questionner plus précisément le rapport liant l’individu à des institutions telles que la police, qui se portent garantes de l’ordre social établi, et dont la violence lors des manifestations des Gilets Jaunes interroge.