1/SUJET
COMPOSITION FRANÇAISE (Classes de première voie générale) Durée : 6 heures
Dans son Discours à l’Académie suédoise (2014), Patrick Modiano déclare la chose suivante :
« J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. »
Quelle réflexion vous inspire cette déclaration ? Pour développer votre travail, vous vous appuierez sur des exemples précis.
2/ Copie du premier prix, Seif HIDA
« Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La nôtre pourtant sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande encore : elle consiste à empêcher que le monde se défasse », déclarait l’écrivain français Albert Camus, dans son discours de réception du Prix Nobel à Stockholm. Ces paroles témoignent d’un rapport particulier au monde de l’écrivain, des hommes de son temps, marqué par les atrocités du XXe siècle qui n’ont pu passer sans laisser leur marque. Il leur livre alors la conscience aiguë de leur responsabilité en ces nouveaux temps de paix. Un autre écrivain, Patrick Modiano, livrait également sa conception du rapport au monde et à la vie des hommes, et plus précisément des poètes et écrivains, dans les pas de son prédécesseur à la réception du Prix Nobel de littérature. Dans son Discours à l’Académie suédoise, prononcé en 2014, cet illustre écrivain contemporain français déclarait : « J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. » Cette déclaration témoigne de la pensée de cet écrivain qui définit ici bien des aspects de l’artiste. Le poète et le romancier sont deux créateurs, deux artistes. Le mot latin pour « poème », « carmen » signifie à la fois « chant » et « charme » : plus que de transformer la réalité, il la voit comme nul autre ne la voit, et l’enveloppe de charmes connus de lui seul. Ces charmes, Modiano les définit comme un » mystère « , un inconnu auréolé d’incertitude qui, sous l’action de l’artiste, est soumis à une révélation. Sous le masque de l’individualité, il parvient à pénétrer au plus profond de chaque être. Modiano le dit bien : face à la » vie quotidienne « , les poètes et romanciers savent se faire voyants de la condition humaine. Ces hommes qui, malgré leur quête d’absolu inhérente à la nature humaine même, cèdent sous le flot du quotidien, ils savent les voir. Cette faculté naît d’une observation attentionnée ; cet acte, ce don de l’artiste ne vient pas de lui-même mais d’un étroit rapport avec le monde et d’une ouverture perpétuelle aux choses. Il sait voir là où les autres ne voient pas, ou plutôt où ils ne désirent pas voir. Le regard est défini par Modiano comme essentiel à la vision de l’artiste : son pouvoir naît de son adéquation avec le monde qu’il contemple. Il lui permet de révéler la beauté scintillante de l’homme, « cachée en profondeur »: il remonte à l’essence de chaque être, et sous la trivialité du quotidien et de l’ordinaire sait voir l’invisible et le transcendant de chacun. Aragon, dans son poème *Que la vie en vaille la peine* du *Roman inachevé* se livrait à cette description : « La nuit immense et noire aux déchirures blondes ». La nuit apparaît comme étant la vie ordinaire de chaque homme, tandis que les déchirures, elles, sont les visions du poète qui par un éclair révèle la somptuosité d’un monde occulté par la nuit. Selon Modiano, il s’agit là d’un « rôle », à la fois celui du romancier, du poète et du peintre. Tous trois assument un devoir, celui de nous montrer le monde comme nous ne le voyons pas. Pour Modiano comme pour Rimbaud, l’artiste se fait voyant, mais loin de s’égarer dans un futur lointain, il se fait voyant d’un présent et d’hommes qu’il côtoie et dont il est éperdument épris, revêtant par cela une dimension presque messianique. Comment le regard de l’artiste parvient-il à se faire révélation de l’homme, pour assumer, dans l’auréole de mystère qu’il lui confère, un devoir qui n’appartient qu’à lui ? Nous étudierons d’abord la nature du regard de l’artiste, qui seul est à même de le faire réaliser sa tâche. Puis, nous analyserons la manière dont il parvient à nous auréoler de mystère et à dépasser le prisme du quotidien pour révéler l’absolu qui est en nous. Enfin, nous verrons pourquoi ce devoir de révélation du poète lui incombe, à lui et seulement à lui.
Tout d’abord, Modiano nous confronte à un fait : le regard des romanciers et des poètes est unique. « Observer », « attention soutenue », « hypnotique » : voilà les termes dont il use pour le qualifier. Seul, il est en mesure de leur permettre d’assumer le rôle qui les attend.
Ce regard diffère essentiellement de celui des autres hommes. Les poètes et romanciers se sont souvent, bien souvent, volontairement mis en retrait de la société. Loin d’être enchaînés dans les carcans de la vie d’homme, ils gardent leur liberté, une liberté qu’ils chérissent comme leur plus précieux trésor. Cette liberté qui les habite les met à même de voir ce que les autres ne voient pas : elle les met face, entièrement et totalement, à la possibilité de la vision. Les trois poètes maudits que sont Rimbaud, Verlaine et Baudelaire incarnent parfaitement cette liberté différenciatrice. D’office, ils ont adopté une posture de retrait vis-à-vis des autres hommes. Rimbaud, fugueur invétéré, quitte à l’aube de son adolescence le foyer familial pour s’affranchir de normes sociales qui l’étouffaient. Il est alors mis face à la possibilité de voir et de découvrir le monde. Dans son poème *Sensation*, il déclarait : « Par les soirs bleus d’été, j’irai par les sentiers/Picoté par les blés, fouler l’herbe menue. « Dans la liberté absolue qui est désormais sienne, il est mis dans la possibilité de découvrir et parcourir le monde, de le contempler, de simplement le voir, enfin. Verlaine également, à l’instar de Rimbaud, se refusait aux conventions sociales : homosexuel, il se réfugiait dans sa propre vision du monde, unique elle aussi. Baudelaire adopte cette posture aussi : réfugié dans sa tour d’ivoire, il laisse les tracas de la vie occuper les bourgeois qu’il critique si acerbement, pour voir le monde comme il entend le voir. Léo Ferré, grand poète et chanteur francophone du XXe siècle, déclarait dans *La Mémoire et la mer* : « Je voyais ce qu’on pressent quand on pressent l’entrevoyure”. Cette phrase, à elle seule, se fait révélatrice du regard de l’écrivain. Ferré était un anarchiste, qui récusait totalement les codes de la bourgeoisie parisienne. Dans une interview à Patrick Poivre d’Arvor, il se confiait sur son engagement politique, qu’il décrivait comme une tâche pénible, difficile, et le reléguant à une immense solitude. Il a néanmoins gardé sa liberté d’homme en assumant jusqu’au bout son idéal, et a pressenti » l’entrevoyure « , qui se faisait révélatrice des hommes et de la beauté des choses. Le regard du poète l’a alors habité, mais il n’a pu le faire que dans la différence qu’il assumait. De même, Victor Hugo, exilé à Guernesey, revendiquait cette différence. Se livrant parfois à plus de six heures de travail par jour pour écrire *La Légende des siècles* ou *Les Misérables*, seule sa solitude, son retrait lui ont permis de se livrer à sa tâche et de voir le monde comme il le vit.
Les poètes et romanciers, néanmoins, ne sont pas seulement mis dans la possibilité de voir. Ils veulent voir, sont habités par une volonté inégalée de s’ouvrir au monde ; plus qu’un désir, plus qu’une passion, cela constitue une quête. « Aimez-vous les uns les autres », commande l’Évangile ; « Aime ton prochain comme toi- même » , commande le Christ. Qu’est-ce qui motive cette démarche des artistes : amour ? simple curiosité ? Il n’empêche qu’ils vont bien vers les autres, vers leurs semblables les hommes, qu’ils ne font parfois qu’un avec eux, et que leur regard les recherche à tout prix. Dans *La Comédie humaine*, Balzac souhaite réaliser l’ambition de se faire « historien des mœurs », comme il le dit dans sa préface, de l’ensemble de son siècle. *Le Père Goriot* y répond assurément : Balzac y recherche le portrait d’un vieux père aimant, d’enfants ingrats et d’un jeune ambitieux, Rastignac. La première scène du roman, qui vient introduire l’ensemble de l’intrigue, se livre à une peinture minutieuse de l’ensemble de la chambre de Goriot. Rien n’y échappe, tout cède à la plume de Balzac, témoignant par cela de la volonté claire de l’auteur de tout regarder, de ne rien laisser échapper à l’étendue de son regard. Balzac incarne ici l’ambition réaliste du XIXème siècle de tout voir et de ne permettre à rien de se dérober au regard de l’auteur : dans un souci d’objectivité pure, elle se livre à des descriptions et peintures presque scientifiques. Mais cette ambition habitait également les romantiques; seulement, eux revendiquaient la subjectivité la plus totale, et dans un lyrisme effréné, cherchaient à voir l’intérieur des hommes et d’eux-mêmes. Dans les deux cas, néanmoins, subsiste ce rapport presque passionnel à la volonté de voir. Cette volonté s’étend bien au delà des réalistes et romantiques : dans *Germinal*, Zola, chef de file du naturalisme, s’attache à voir la condition des malheureux, des ouvriers, des opprimés, qu’il s’attache à dépeindre avec minutie. Un écrivain contemporain, Michel Tournier, vient lui aussi s’inscrire dans cette lignée. Dans *Vendredi ou les limbes du Pacifique*, Robinson, personnage central du mythe repris à Defoe, vit à l’exclusion des autres hommes aux côtés du « sauvage » qu’il a prénommé Vendredi. Il lui commande en maître; cependant, après l’explosion des réserves de poudre de l’île qui entraîne la destruction de leur vie bien rangée, Robinson apprend à voir Vendredi, à connaître son mode de vie, et finit par vouloir le v oir et adopter ses moeurs. La démarche de Robinson est ici celle des écrivains et des poètes, qui, souvent à l’exclusion des autres, se voient dotés d’un regard inlassablement attiré par les autres.
Enfin, ce regard qui habite les poètes et écrivains, il les obnubile, les font se fondre au monde pour leur révéler des réalités inconnues. Ils incarnent alors la vision « presque hypnotique » définie par Modiano. Les artistes savent voir ce que les autres ne voient pas, regarder là où les autres ne regardent pas. Ils revêtent une posture créatrice, qui inclut sensibilité, ouverture à la beauté du monde,.. D’autant plus que cette caractéristique est souvent renforcée par leur propre expérience vécue. Les émotions qu’ils ressentent, ils les ressentent souvent plus fortement, et les mettent, au côté de leur génie artistique, au cœur de leurs œuvres pour voir ce qui est digne d’être vu, et s’abandonner à cette vision. Dans les *Méditations poétiques*, Lamartine nous livre deux poèmes, *L’Isolement* et *Le Lac*, où il témoigne d’une sensibilité exacerbée et d’un rapport exalté à la nature. Il se livre à une contemplation de cette dernière, pour se remémorer également la mort de l’être aimé, son amante. Lorsqu’il déclare « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », sa vision s’adapte à la réalité : sa tristesse lui ouvre un nouvel univers où, désormais, il ne verra plus rien. Il existe donc un rapport étroit entre la vision et le monde intérieur : selon la nature de ce dernier, la vision va tendre les bras où se replier. Dans *Les Contemplations*, qui exprime une relation au regard inhérente au titre même, Hugo décrit à la fois une période heureuse de sa vie, où il chante alors la vie, puis la mort de sa fille Léopoldine, où il souhaite alors se » briser le front contre un pavé ». Il est obnubilé par ce regard qui tend vers lui-même. On l’accuserait alors de ne pas tendre vers les autres ? Il y répond : « Ah! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi », dans la préface des *Contemplations*: le chemin vers soi est un chemin vers l’autre, et à l’instar de Rimbaud qui pensait que « Je est un autre », le chemin vers l’autre est un chemin vers soi. Dans les deux cas, le regard de l’écrivain se veut confondu à celui qu’il regarde. Ce regard, dans *Ainsi parlait Zarathoustra*, se veut également obnubilant de la part de Nietzsche. La clarté de l’aurore qui y est présente, poétique, signifie le renouveau du monde et de l’homme : Zarathoustra est désormais empli d’un regard pénétré de l’inconnu, qu’il ne peut plus quitter.
Ainsi, le regard des poètes et romanciers n’est à nul autre pareil; dans la différence qui les caractérise, il est l’expression d’une volonté de s’ouvrir au monde qui les subjugue toujours. Il leur permet alors d’incarner leur mission.
En effet, par le biais du regard, les poètes et romanciers nous auréolent chacun d’un certain mystère. Ce mystère, qu’est-il : inconnu ? ce qui fut su mais est désormais publié. Ils pénètrent l’âme humaine pour en révéler les abysses les plus inexplorés, et transfigurent la simple existence humaine en un phare subjuguant.
Ils ne se contentent pas du caractère superflu de chacun, inhérent à la vie quotidienne. Par leur regard, ils dépassent la simple réalité de chacun pour révéler des êtres que nous n’attendions pas, que nous n’imaginions peut-être pas, mais qui existent bel et bien. Désormais, ils nous apparaissent à jamais différents, car révélés par la vision du poète. Son regard se fait prophète, mais prophète du présent. Dans *Anna Karénine*, Tolstoï livre la peinture d’une femme simple en apparence, mondaine, bourgeoise, et habitée par la passion. Il s’agit d’une situation typique de la Russie du 19e siècle ; mais Tolstoï livre la peinture de son âme et révèle un personnage tourmenté. La scène où Anna, nue, pleure au bord du lit avec son amant témoigne de la complexité de la nature de cette femme. Par son suicide sous un train, Tolstoï met en exergue les remous de l’âme humaine qui conduisent à l’irréparable. Bien que mystérieux, ces remous sont pourtant réels. Tolstoï a élevé une simple bourgeoise russe au rang de martyre de la passion. Il s’est emparé du banal pour en faire l’apothéose de son art. Flaubert, dans *Madame Bovary*, effectuait une démarche similaire : à l’exaltation de l’âme russe, il oppose un certain réalisme pointilleux français. Dans les deux cas ces êtres, sous le regard de l’écrivain, sont devenus des êtres hors du commun.
Dans *Un homme*, l’écrivain américain Philip Roth livre le récit de la vie quotidienne d’un homme à travers les âges. Il s’en empare pour explorer différents thèmes : la vieillesse, la maladie, l’amour… et rehausser la vie de cet homme au rang de tragédie universelle. Le titre même de l’œuvre renvoie à un simple individu drapé de mystère, sorti par son auteur des ténèbres de la vie quotidienne.
Ceci étant, si les poètes et romanciers parviennent à cela, c’est parce qu’ils se livrent à une exploration de la condition humaine, cherchant perpétuellement à comprendre l’homme, à le voir dans toute sa plénitude. Cette exploration de la condition humaine leur confère une compréhension inégalée des êtres, et les rend à même de les voir comme jamais ils n’ont été vus. Ils partent du cas général de l’homme pour arriver au cas particulier de l’individu, et révéler la grandeur latente en chacun. Malraux explore cela dans son roman *La Condition humaine*. Il y pose la seule question fondamentale selon lui : « Que faire d’une âme s’il n’y a ni Dieu ni Christ ? » Cette interrogation existentielle habite chacun de ses personnages. Kyo et Katow, deux fervents militants de la révolution communiste, font de leur vie une quête perpétuelle de sens, et cette démarche apparaît comme grandiose ; Dieu n’est désormais plus la réponse. Kyo définit le champ de ses semblables, à savoir ceux qui l’aiment, et non tous les hommes : il redéfinit son humanité. Katow, quant à lui, se voit habité au moment de mourir par une révélation soudaine : le sens que l’on peut apporter à sa vie est de mourir pour sa cause, et la seule foi à avoir est la foi en l’homme. Arrêté par la police, sur le point de mourir brûlé vif, il donne la capsule de cyanure qui aurait pu lui épargner ces souffrances à deux autres hommes, qui avaient, eux, peur de la mort. Ces simples révolutionnaires chinois sont alors devenus des êtres incomparables. Malraux, de par sa vision sans fards de la condition humaine, les a révélés dans toute leur « phosphorescence ». De même, dans les *Mémoires d’Hadrien*, Marguerite Yourcenar adopte une démarche similaire. L’empereur Hadrien, par la voix de son autrice, explore la condition de l’homme. Hadrien n’est en apparence qu’un homme comme tous les autres, quoique empereur. Mais au commencement du livre, il affronte la maladie et la mort, déclarant : « Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin; difficile aussi de garder sa qualité d’homme ». Il déclare également : « Je me sentais responsable de la beauté des choses ». Cet homme qui confronte la réalité, qui s’empare de la vie, qui était lui-même poète, Yourcenar nous en livre une image grandiose, dans une œuvre qui est à la fois roman et poésie. Dans *Les Justes*, Camus met des terroristes face à un dilemme existentiel : peut-on tuer des innocents, des enfants, pour la Révolution ? Kaliayev, le héros principal, s’y refuse : il souhaite mourir pour la vie et la justice, non pour l’assassinat. Tout comme les hommes de Missak Manouchian chantés par Aragon dans *Strophes pour se souvenir*, comme « Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir », Kaliayev se fait un phare pour l’ensemble des hommes, car Camus a su voir en lui ce qui était digne d’être vu, et l’a fait explorer la condition humaine.
Enfin, la dimension créatrice qui habite les artistes les rend à même de restituer cette image des hommes que seuls ils voient dans la quintessence de leur art. L’art, pour l’artiste, est un moyen de se livrer à sa propre représentation du monde. Cette représentation est née de leur regard, et ce regard, il est livré par l’art, qui apparaît comme le seul moyen d’expression du regard. L’art s’empare parfois de la parole, parfois du pinceau, pour se faire vecteur du regard de l’artiste. Nous ne sommes donc pas ici dans la conception baudelairienne de « l’art pour l’art »; selon Modiano, l’art revêt une plus haute fonction. Dans ses peintures, le peintre Modigliani peignit des dizaines de femmes sans jamais peindre leur regard; il attendait pour cela l’amour. Lorsqu’il en aima enfin une, il la peignit avec un regard, dans une sorte de dévoilement du mystère, mais qui livrait un mystère encore plus grand. Cet art qui transfigure, comme le regard de l’artiste, Gary s’en empare également, dans *La Promesse de l’aube* : il usa de tout son art pour livrer l’image qu’il se fait de sa mère, une femme ordinaire qu’il hausse au rang de figure salvatrice. Dans *Belle du Seigneur*, Albert Cohen, dans un lyrisme terrifiant de beauté, s’attache par la prose à livrer son regard sur la passion d’Ariane
« à l’impalpable rire tremblé » avec le beau Solal. L’art est ici essentiel pour lui, car il révèle tous les mystères de l’amour, et hausse ces deux êtres plus haut encore que le mystère.
Ainsi, le regard de l’écrivain transfigure : il creuse au plus profond de chaque homme, explore la condition humaine pour révéler des êtres qui tous sont emprunts d’une certaine grandeur, d’un certain mystère. Il ne peut y parvenir que par l’art ; et c’est l’art qu’il manie qui lui fait assumer ce rôle que nul autre ne revêt.
En effet, le poète assume là un devoir qui n’incombe qu’à lui : seul, apparemment, apparaît-t-il capable d’assumer ce rôle révélateur. Pourquoi ?
Tout d’abord, le regard des artistes fait d’eux des voyants, comme le soulignait implicitement Modiano, des voyants qui livrent leur vision. Que voient-ils ? Les hommes. Jusqu’où regardent-ils ? Ils ne se fixent pas de limites. Cette unique aptitude à voir leur confère une responsabilité qu’ils ne peuvent partager. Rimbaud le premier, déclarait : « Il faut se faire voyant ». Par la poésie, il souhaitait révéler les choses qu’il voyait aux hommes ; Apollinaire le rejoint d’une certaine manière dans *Alcools*, où dans le poème *Sous le pont Mirabeau*, il déclare : « Et comme l’espérance est violente ». La réalité émotionnelle du poète, exacerbée, lui permet de voir les douleurs des passions, et de les enseigner aux hommes. Dans une autre visée, Orwell se faisait voyant dans *1984*, voyant d’un monde dystopique qu’il pressentait, dans sa conscience aiguë de la réalité. La novlangue qu’il anticipait – en Corée du Nord, le mot « plainte » n’existe plus dans le dictionnaire -, le contrôle total des totalitarismes qu’il définissait témoignait de sa clairvoyance. Il s’est fait voyant pour éclairer les hommes.
De plus, l’artiste est également un guide vis-à-vis des autres hommes, il les emmène avec lui pour les élever. Ils acquièrent alors une légitimité supplémentaire qui les autorise à endosser leur rôle, sans que nul ne puisse jamais leur rétorquer : « Qui êtes-vous donc ? ». Dans cette démarche de guide, ils parviennent toujours, sur leur chemin, à se faire révélateurs de l’homme. Dans ses *Antimémoires*, Malraux déclarait : « Que m’importe ce qui n’importe qu’à moi ? » Sa démarche est claire : il se livre à une abnégation totale de lui-même, de sa personne, pour emmener les autres, par le biais de la littérature, vers un idéal sinon utopique, du moins souvent fantasmé. Sartre, dans *Qu’est-ce que la littérature ?*, définit le concept de littérature engagée. S’il définit le concept le premier, il n’en est pas l’initiateur. Hugo, dans *Le Dernier jour d’un condamné*, s’élevait pour dénoncer la peine de mort, et guider la société vers un idéal abolitionniste qu’il considère plus juste. Le condamné en question se transfigure sous la plume de Hugo, pour devenir, de simple criminel qu’il était, un martyr de la cause. Dans *Strophes pour se souvenir*, Aragon fait un appel de mémoire vis-à-vis des 23 compagnons de Missak Manouchian, morts pour la France. « Nul ne semblait vous reconnaître Français de préférence », chante ce poète des temps modernes. Ces hommes, certes tirés du quotidien, Aragon, par sa poésie, les fait apparaître comme des héros, Missak Manouchian tout particulièrement. Il lui fait dire : « Et c’est alors que l’un de vous dit tendrement… Bonheur à tous… Bonheur à ceux qui vont survivre… Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ». Il nous guide véritablement vers la figure de ces hommes héroïques. Ce rôle de guide peut être dangereux : Nietzsche ne sombra-t-il pas dans la folie ? Les poètes maudits ne sont-ils pas justement appelés » maudits « ? Seuls les artistes semblent à même d’endosser ce rôle.
Enfin, les artistes se font passerelles entre leur propre monde et celui des hommes, entre les différents mondes des hommes, même. Ils permettent d’établir des liens entre les réalités de chacun et, de la sorte, peuvent nous livrer leur vision dans toute sa splendeur. Dans *Le Roman inachevé*, Aragon se livre à une autobiographie versifiée, relatant les divers épisodes de sa vie, son engagement politique, sa déception communiste, son amour pour sa compagne Elsa,.. Il établit un pont entre lui-même et les autres. Dans le poème *Que la Vie en vaille la peine*, il déclare : « Je dirai malgré tout que cette vie fut telle / Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici/ N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci / Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. » Il nous livre sa gratitude envers la vie et l’existence, le regard qu’il a porté toute sa vie durant sur ce qu’est le fait d’être homme, et que, face à la mort prochaine – il avait 60 ans – il continue d’adopter. Dans *Le Fou d’Elsa* cette fois, il fait un pont entre les cultures, arabes, musulmanes et chrétiennes, qui toutes le ramènent à son amour pour Elsa. Jacques Brel, lui, dans sa chanson *Ne me quitte pas*, lamentation éplorée de l’homme abandonné, exprime tout le désespoir qu’un homme peut ressentir. Les célèbres vers « Je t’offrirai des perles de pluie venant de pays où il ne pleut pas » témoignent de la volonté d’un homme prêt à l’impossible pour son aimée. Brel a bien compris cet aspect de l’homme, et par son art, mais également par des interprétations scéniques aussi poignantes qu’époustouflantes, crée un pont entre le spectateur et la souffrance de la passion : il offre son regard au monde. Brel n’est pas le seul à avoir endossé ce rôle d’intermédiaire. Rilke également, dans ses *Lettres à un jeune poète*, établissait une passerelle entre celui qui lui demandait ses conseils et lui-même. Dans l’une de ses premières lettres, il lui déclare : « Vous me demandez si vos vers sont beaux. Vous me le demandez. Vous l’avez déjà demandé à d’autres ». Ce reproche qu’il semble lui adresser témoigne de la volonté qu’a le jeune poète d’établir des ponts avec chacun. N’aurait-il pas dû le faire ? Rilke, en tant que poète, est-il le seul à apparaître assez digne d’une telle requête ? Loin de s’abandonner à un tel égocentrisme, Rilke lui apporte en réalité une autre réponse : il lui faut établir un pont avec lui-même. Le regard du poète n’est pas seulement passerelle des hommes entre eux, mais passerelle de l’homme vis-à-vis de l’homme. En cela, son rôle est unique; en cela, il peut révéler les tréfonds les plus inconnus de l’âme humaine.
Ainsi, le regard de l’artiste est doté d’une unicité inégalée. Semblable à celui que chaque homme pourrait avoir et pourtant à nul autre pareil, il s’ancre dans la vie même des artistes, une vie caractérisée par une liberté déchaînée, par une insatiable volonté de voir et de connaître l’homme, qui, parfois, les pousse à ne plus faire qu’un avec leurs semblables. Ce regard, il dépasse le simple prisme du quotidien qui enveloppe chaque homme pour aller chercher l’absolu qui réside en lui. Cet absolu prend naissance dans la condition même de l’homme, et c’est dans sa finitude qu’il l’incarne; les poètes et romanciers s’en emparent pour en auréoler les hommes. Mystère ? Subjugation ? Toujours est-il qu’ils parviennent à transfigurer de simples hommes en apparence, justement parce que nul n’est réellement simple ; chaque homme constitue son propre chef-d’œuvre. Ce chef-d’œuvre, ils le restituent par le biais de l’art, et endossent en cela un rôle qui ne revient qu’à eux. Voyants, guides ou encore ponts entre l’ensemble des hommes, ils se montrent dignes d’un rôle que seuls eux semblent en mesure d’endosser. Ce rôle qu’ils endossent, il est motivé par bien des raisons, mais principalement par l’amour des hommes, par un inégalable amour de la vie. Tout comme l’esclave qui murmurait à l’oreille du général victorieux « Memento Mori », « Souviens-toi que tu vas mourir », les artistes pourraient chanter aux hommes, « Souvenez-vous que vous êtes chacun votre propre chef- d’œuvre. »