Un texte de Myriam Bernier :

 

Tout lauréat du Concours général qui s’enorgueillit un tout petit peu de son prix, son accessit ou sa mention ne peut qu’admirer le palmarès de Marc Bloch : deuxième prix d’anglais en 1900, sixième accessit en thème latin et version latine la même année, premier prix en composition française et en version grecque en 1901, cinquième accessit en anglais la même année, premier prix d’histoire naturelle en 1903, deuxième accessit en dissertation française la même année : quatre prix, trois accessits, rien que cela « Ok, il a tout tué », est sans doute la pensée qui nous vient le plus immédiatement à l’esprit.

Mais le palmarès au Concours général de Marc Bloch, comme ses autres distinctions académiques (ENS, agrégation d’histoire, etc.), pour brillant qu’il soit, n’est pas ce pour quoi il mérite le plus notre admiration. Ce pour quoi, il mérite le plus notre admiration est ce qu’il a fait de son brio.

Marc Bloch a mis son brio au service de sa discipline, révolutionnant l’histoire en fondant l’École des Annales, laquelle s’intéressera d’abord à l’analyse en profondeur des structures économiques et des phénomènes sociaux, plutôt qu’à des grands hommes ou à des événements surgis de nulle part, comme si le talent des uns et l’avènement des autres n’avaient ni cause ni explication.

Marc Bloch a mis son brio au service de la justice, s’engageant avec courage dans la Résistance et n’hésitant pas à prendre la plume pour tancer entre autres un collaborateur (de Monzie) qui, sentant le vent tourner, décidait de mettre un peu d’eau dans le vin de son engagement pro-Vichy, et dont Bloch prévoyait qu’à la Libération, si on venait à lui rappeler son passé peu glorieux, n’hésiterait pas à affirmer : « Fi donc ! Ne savez-vous pas que nous sommes tous réconciliés ?[1] »

Marc Bloch, lui, se prononçait contre « la réconciliation des bourreaux […] avec les familles de leurs victimes[2] » et pour « [l]e châtiment des traîtres[3] », rappelant que si la guerre et la Résistance avaient attisé dans le peuple « l’esprit révolutionnaire qui est à sa façon, esprit d’amour[4] », il n’était certainement pas esprit « de faiblesse[5] ».

Marc Bloch a mis son brio au service de la vérité, lui qui voulait qu’on inscrivît sur sa tombe ces seuls mots « Dilexit veritatem[6] » [Il chérissait la vérité] et qui dit dans son Testament s’être « toute [s]a vie durant, efforcé […] vers une sincérité totale de l’expression et de l’esprit[7] ». Sa vie nous l’a ô combien prouvé.

Marc Bloch a mis son brio au service de l’avenir, lui qui s’est toujours pris de passion pour les questions d’enseignement, y compris pendant la guerre, écrivant, pour s’en prendre à un  »philosophe », ministre de l’Éducation nationale dans le premier gouvernement Pétain, qui critiquait l’enseignement de la philosophie avant-guerre (pensez-vous, « les jeunes agrégés de Philosophie […] s’obstin[aien]t à raisonner sur l’iniquité sociale[8] » !) et proposait rien de moins que de « renverser la vapeur[9] » en faisant de l’enseignement de la philosophie, non plus celui de « l’examen critique des idées et des institutions[10] » mais celui du « respect de ce qui est en place et [de l’]exhortation à l’obéissance[11] » : « On reconnaît l’ennemi du peuple au fond de la doctrine qu’il professe. Il n’est pas besoin d’insister beaucoup pour lui faire avouer l’essentiel, à savoir que la révolution est une folie, que le peuple ne connaît pas son bien, qu’il faut le ramener à l’obéissance et le conduire d’après des lumières supérieures qui brillent pour les augures académiques, mais qui sont invisibles […] au paysan, à l’ouvrier, à tous les petits[12] ».

Marc Bloch, lui pensait que le peuple français « mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la confidence[13] ».

Marc Bloch a mis son brio au service au service de l’internationalisme et du pacifisme, se disant « bon citoyen du monde[14] », trouvant la guerre « chose à la fois horrible et stupide[15] » mais affirmant que cela n’était en rien chez lui « irréconciliable avec le culte de la patrie[16] », constatant : « C’est un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse.[17] »

Marc Bloch a mis son brio au service de la République, pourfendant les Français qui, n’ayant toujours pas digéré la Révolution française et l’égalité qu’elle instaure devant la loi, « veulent se distinguer de leur compatriotes et exercer sur eux une véritable domination[18] » :  « Sachant que cette domination ne serait pas acceptée, ils ne la conçoivent établie que contre leur peuple pour le contraindre et le soumettre, et nullement à son profit[19] » et il voyait même dans cette rancoeur une des causes de la défaite de 1940 : « Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecoeur.[20] »

Marc Bloch a mis son brio au service de la France, indissociable de la République selon lui, puisque ces mêmes Français qui n’ont pas supporté l’abolition des privilèges préféreront prendre un maître à l’étranger que d’accepter la souveraineté du peuple : « Les faits l’ont aujourd’hui prouvé : l’indépendance nationale à l’égard de l’étranger et la liberté intérieure sont indissolublement liées, elles sont l’effet d’un seul et même mouvement. Ceux qui veulent à tout prix donner au peuple un maître accepteront bientôt de prendre ce maître de l’étranger. Pas de liberté du peuple sans souveraineté du peuple, c’est-à-dire sans République.[21] » L’indépendance de la France est donc liée à la souveraineté de son peuple et Marc Bloch n’a cessé de croire en lui, écrivant dans L’étrange défaite et en pleine débâcle : « Les ressorts profonds de notre peuple sont intacts et prêts à rebondir.[22] »

Marc Bloch n’a donc cessé de se battre pour la France, que ce soit comme écrivain, comme soldat (première et deuxième guerres mondiales) ou comme Résistant. Lui qui écrivait dans son Testament s’être « senti, durant [s]a vie entière, avant tout et très simplement Français[23] » et qui affirmait n’avoir « jamais éprouvé que [s]a qualité de Juif mît à ces sentiments le moindre obstacle[24] », regrettait qu’il ne lui fût pas « donné de mourir pour la France[25] ». Il a finalement eu ce  »cadeau »… Mais quelle perte pour elle !

Marc Bloch est donc un confrère-lauréat qu’on eût aimé connaître, un talentueux professeur dont on eût voulu suivre les leçons, un brillant historien dont on peut fort heureusement encore lire les œuvres, un modèle moral, Résistant, auquel on ne peut que souhaiter ressembler et profondément admirer, et, avant tout, Marc Bloch est un compatriote, « bon Français[26] » comme il aurait voulu qu’on le dise, aimant son pays et doté d’une foi inébranlable en lui, et, bien évidemment, un compatriote qui nous manque beaucoup.

 

[1]Marc Bloch, « La vraie saison des juges » dans L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 237.

[2]Ibid., p. 238.

[3]Ibid.

[4]Ibid., p. 239.

[5]Ibid.

[6]Marc Bloch, « Le Testament de Marc Bloch » dans L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 211.

[7]Ibid.

[8]Marc Bloch, « Un philosophe de bonne compagnie » dans L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 241.

[9]Ibid.

[10]Ibid.

[11]Ibid.

[12]Ibid., p. 245.

[13]Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 207.

[14]Ibid., p. 173.

[15]Ibid.

[16]Ibid.

[17]Ibid.

[18]Marc Bloch, « Pourquoi je suis républicain » dans L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 219.

[19]Ibid.

[20]Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 193.

[21]Marc Bloch, « Pourquoi je suis républicain » dans L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 220.

[22]Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 206.

[23]Marc Bloch, « Le Testament de Marc Bloch » dans L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 2024, p. 212.

[24]Ibid.

[25]Ibid.

[26]Ibid.