Ce n’est pas » Pourquoi écrire ? » qui est intéressant, mais » Comment écrire ? « .
par Dan Arbib
1er prix de composition française (séries L, ES et S), 1999
Nous avons tous de belles histoires à raconter. Et pourtant, nous ne sommes pas tous écrivains. Nous voudrions l’être probablement – oh, combien nous charmerions nos lecteurs – ; mais nous ne le sommes pas. Car certes, il importe de raconter des histoires, mais ce n’est pas tout. Par-delà le récit, la narration, les sentiments, par-delà la volonté de (se) distraire, de s’épancher – par-delà la volonté de dire ou d’écrire, se cache un impératif, discret mais non moins capital : Comment dire ? C’est ce » comment » qui gâte tout. Nous aimerions que la seule question fût : » Quoi écrire ? « , ou » Pourquoi écrire ? » – car là, au moins, nous aurions su répondre ; mais ce » comment » s’impose, si fatal que l’on puisse en arriver à dire : » Ce n’est pas » Pourquoi écrire ? » qui est intéressant, mais » Comment écrire ? » « . La littérature, insatisfaite du message même ou de son but, questionne donc la forme du message.
Mais, après tout, en quoi cette forme s’impose-t-elle si radicalement qu’elle puisse détruire les ambitions littéraires du commun des mortels ? Puisqu’elle est si importante, laissons-la seule, nue, un instant, et voyons ce qu’elle sera – si tant est qu’elle puisse être nue…- Mais alors, qu’est-ce qui lie cette forme au but et à la teneur même de l’écrit ?
La nécessité de mettre en forme une pensée, un fait, c’est-à-dire la nécessité de le traduire verbalement peut paraître une évidence. Mais dans la démarche qui préside à l’acte d’écriture, tout n’est pas si simple. Sans cesse le but de l’écriture se confond avec l’écriture même, sans laisser à l’écrivain la liberté de contrôler le message qu’il élabore.
Car s’il est un présupposé dans l’écriture, c’est que tout désir d’écrire répond à un besoin vital de donner à son message une existence. En effet, chaque écrivain qui prend sa plume, depuis le romancier jusqu’au poète, sait d’emblée, a priori – car qui sait où les mots le porteront ? -, vers quelle direction il va. A l’origine, la » nécessité intérieure « , comme dit Valéry, de l’écriture, est la volonté de traduire en mots ce qui n’est encore que dans l’esprit. Tout écrivain a alors quelque chose à dire -sans quoi il n’écrirait pas. Et ce désir de dire quelque chose est à la base de tout écrit : » Si je n’avais rien à dire, je n’écrirais pas » avoue Simone de Beauvoir. Par ailleurs, la teneur même du message, du » quoi écrire » est intimement liée à l’objectif de l’écrivain. Dans un roman, dans un conte, le but est généralement de nous faire oublier la réalité quotidienne, d’ouvrir une fenêtre par laquelle nous puissions nous évader, partir, fuir vers une contrée lointaine, comme les romans romantiques, qui nous emportent en Orient, – fuir vers un autre temps, comme Salammbô qui nous transporte vers un ailleurs d’il y a plusieurs siècles. Le but peut être de se chercher, et alors l’autobiographie, dans son essence même, peut répondre à ce besoin ; le but peut être de combattre quelque dictature ou quelque idée, but que l’essai et le pamphlet poursuivent. Ou encore, avoir quelque chose à dire et l’exprimer – si l’on peut définir ainsi l’écriture – aide à survivre. » Si je n’écrivais pas, je me tuerais » dit Gide.
En quoi l’on peut voir que l’on n’écrit jamais pour rien. Ecrire pour le simple plaisir de voir sa main glisser sur le papier, tracer ces arabesques que sont les lettres, cela n’existerait pas. Et pourtant, combien de fois n’avons-nous pas écrit, gratuitement, une fois, surpris quand la conscience nous revenait de voir le papier noirci de notre écriture ? Tous les jours, la vie nous montre qu’écrire pour rien existe, et que c’est déjà écrire. L’écrivain, ami des mots, connaît ça plus que les autres. Pour lui, » écrire est un verbe intransitif » disait Roland Barthes. Les surréalistes eux aussi ont écrit, sans but préalable que celui de laisser à la plume une liberté guidée par l’inconscient. L’écriture automatique est en quelque sorte un acte où, au geste même d’écrire, ne préside aucune volonté consciente. Dès lors, l’écriture est totalement gratuite, et la question du » Pourquoi écrire » ne se pose pas.
Mais on peut taxer d’hypocrite une démarche qui consisterait à dire : » J’écris, et c’est tout. Je n’ai aucun sujet préalable, aucune volonté préalable « . Car alors, pourquoi écrire ? Pourquoi choisir de travailler les mots ? C’est que la littérature, dans la mesure où elle use des mots où toute son attention est portée sur eux, est moyen de communication. Elle est, parfois sans en avoir pleinement conscience, un outil de compréhension entre les hommes en ce sens justement que tout son intérêt est assis sur les mots, et que les mots sont inéluctablement le moyen capital de communication entre les hommes. Jouer avec la communication, c’est déjà communiquer. On voit dès lors la vanité d’un discours de l’écriture gratuite. Au fond, tout homme qui accomplit l’acte d’écrire a envie, sinon d’être édité, du moins d’être lu : et même le journal intime, qui peut paraître d’abord un écrit que ne justifie pas le désir de communication, trouve son lecteur dans son rédacteur même qui, plusieurs années après, lit des pages qu’il a lui-même écrites, mais à une époque où il était autre. L’auteur devient son propre lecteur. Cette vocation communicatrice de la littérature n’a pas échappé à Simone de Beauvoir qui dit : » la littérature nous rattache à la communauté des hommes « . Ainsi, outre la teneur même de ce qui va être communiqué à l’autre, existe la nécessité d’une forme qui donnerait au message un caractère compréhensible. C’est là qu’intervient la langue.
Il est donc établi qu’à la question » Pourquoi écrire ? » tout écrivain a sa réponse, sinon il n’est pas écrivain. La question se porte alors sur une autre condition qui fait l’écrivain, c’est la manière d’écrire.
Il convient, arrivés ici, d’établir une différence au sein de ceux qui écrivent. A ce sujet, la distinction de Barthès est sans doute exemplaire. Il est à séparer celui qui utilise les mots de celui qui travaille les mots. Celui qui utilise les mots les prend et les asservit à son message : il ne sont que médiateurs du message. Le résultat produit n’est pas de la littérature, mais de l’information. En revanche, le littérateur, lui, a cette particularité que les mots ne sont pas pour lui des outils du message, mais l’objet même du message. Le langage devient à lui seul objet du texte littéraire, non plus cette fois dans un dessein pratique et utilitaire, mais comme source de jouissance. C’est cette différence d’attitude par rapport au langage qui fonde la distinction entre » écrivants » et réels » écrivains « . Le littérateur est donc » sous les mots « , se laisse emporter par eux. Sartre verra dans cette jouissance verbale un caractère exclusivement poétique. Mais c’est néanmoins ce rapport aux mots qui rend unique l’écrivain.
Et cependant, les mots ont un sens. Dès lors qu’on s’abandonne à eux, quelle place est faite pour le référent ? Les mots sont incontestablement liés à un signifié : chaque mot appelle un sens déterminé que lui ont imposé les siècles et qui se vérifie dans le dictionnaire. On ne saurait donc prendre les mots pour un groupement de lettres qui n’évoquerait rien de défini, car déconnecter le mot de son sens, n’est-ce pas encourir le risque de voir se disloquer le monde ? On irait vers une » forêt de symboles » dont le rapport avec le réel serait inexistant ; vers la création d’un autre réel. C’est là ce que se propose la poésie ( » poïo « , en grec, n’est-ce pas » créer » ?) : sacrifier le » quoi » au » comment » en donnant aux mots l’importance première, et la capacité à construire un monde.
Mais alors il serait bien maigre, ce monde ! Fait uniquement de mots, quelle consistance aurait-il face au réel, imposant, palpable ? Les mots ont la possibilité de construire, certes, mais des constructions caduques. L’écrivain ne peut donc pas faire confiance au langage ; au contraire : il est tout plein de la conscience douloureuse de la faillite des mots. Mais sa tâche est justement de s’accommoder de l’insuffisance des mots, de leur pauvreté, de leur indigence même. En effet, comment traduire par des mots ce qui ne peut se suffire à une forme uniquement verbale ? Sans cesse, la vérité de l’écrivain se dérobe à lui, lui échappe, comme si elle ne pouvait se réduire à la forme qu’on projette de lui prêter. Rousseau a très bien senti cette part d’indicible, d’immatériel que les mots ne peuvent traduire. Le » comment écrire ? » est donc une question épineuse au centre de l’acte d’écriture, parce qu’il s’agit de donner une forme à ce qui n’en a pas, et ne veut pas en avoir.
Face à la confrontation d’un message réticent qui se dérobe et à une forme impuissante, l’écrivain, parce qu’il est ami de la langue, choisit de la soumettre, elle.
Même les surréalistes, à l’écriture gratuite, à la conviction d’un langage automatique que rien ne commande, ont parlé de » chimie verbale « . C’est donc qu’il faut à l’écrivain effectuer un travail sur la langue. Nul écrivain n’a mieux illustré ce travail sur la langue que Flaubert. Il sent les réticences du langage, son insoumission ; le mot juste est lent à venir, l’accouchement de l’oeuvre est douloureux : Flaubert hurle son texte – les voisins et les passants s’étonnent -, le passe au » gueuloir « , s’égosille. Il a choisi de » mater la langue « . C’est le travail acharné sur » la mécanique compliquée (par laquelle) on fait une phrase « , comme il l’écrit à Louise Collet, qui l’unit au langage. Sa relation avec la langue est douloureuse, mais passionnelle. Hugo aussi, devant la rigueur des formes poétiques héritées du classicisme, éprouve le besoin de » disloque(r) ce grand niais d’alexandrin » ou de mettre » un bonnet rouge au vieux dictionnaire « . Apollinaire va plus loin : conscient de la faillite des mots, de leur insuffisance, il écrit ses poèmes en calligrammes.
Mais » pourquoi écrire » et » comment écrire » peuvent s’emboîter et se servir l’un l’autre. Les mots, chez Proust, ne sont pas impuissants. Au contraire, accolés les uns aux autres, ils participent de la recherche du temps perdu. La sinuosité de la phrase proustienne est elle-même impliquée : sa longueur, le découpage des périodes sont déjà un effort de la mémoire dont les méandres correspondent à l’ordre des mots, à leur progression vers un sommet que, immédiatement, suit une chute. Le langage témoigne ici des errances du souvenir. De même, la préciosité du style gidien, cet amour au mot rare, des détours de phrase, traduisent la finesse de la pensée de Gide, sans cesse en détours sur soi-même. Car, après tout, le texte littéraire possède cette spécialité capitale d’unir la forme au fond – la volonté de dire à la façon de dire – le » pourquoi écrire ? » au » comment écrire ? « .
Et si le langage se dérobe à l’auteur, il n’est pas moins le seul à le » trahir « , à le révéler, pour employer les termes de Jean-Claude Renard. Le choix même des mots traduit l’auteur. Et c’est sur la conscience que le langage est inéluctablement un moyen de connaissance de soi que la psychanalyse assoit sa cohérence. En vérité, le langage a véritablement un rôle constructif puisque, par le travail que l’auteur opère sur les mots, il se construit soi-même. Flaubert ne serait sans doute pas Flaubert sans son particulier rapport aux mots. C’est dans la volonté de soumettre la langue à une pensée, à un but, que l’écrivain prend pleinement conscience de soi, de son existence. C’est en ce sens que Paul Valéry a pu jeter cette pensée, au premier abord paradoxale, mais qui témoigne bien de ce renversement de tendances que fait naître la nature même du langage : » L’auteur est une construction de l’oeuvre « .
Ainsi, tout acte d’écriture est en quelque sorte une volonté de conciliation entre le » pourquoi écrire » et le » comment écrire « . L’écrivain est alors celui qui sait, à travers les formes qu’il a données à sa lutte avec le langage, témoigner du besoin pressant de dire. Le culte du Verbe n’est plus donc une adoration stérile de la langue, mais une relation passionnelle qui – pour le plus grand bonheur du lecteur ! se place au centre de la vie de l’écrivain.
Car si je veux que mon oeuvre traverse les siècles, il m’incombe de lui donner une forme qui, au-delà du sens immédiat que chaque époque saura y lire, lui conférera immortalité. Là est sans doute le rôle du style…