Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques
Gouverneur honoraire de la Banque de France
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Messieurs les Présidents, Secrétaires Généraux
Mesdames, Messieurs,
Je suis l’un des seuls membres de ce dîner qui n’ait pas passé le Concours Général. Alors, Monsieur Maurice Druon qui est un ami m’a dit : » Mais c’est parce que le Jury a commis une erreur « , à quoi j’ai répondu : » Mais non, j’étais tellement nul qu’on ne m’a même pas autorisé à me présenter ! «
Je vous livrerai ce soir quelques réflexions sur l’évolution du système financier international, mais avant de commencer, je vais vous raconter une anecdote. Tout le monde dit aujourd’hui – c’est la tarte à la crème – le monde change, c’est le changement, tout est en train de changer, il faut s’habituer à l’idée que rien n’est pareil. Cela me rappelle l’histoire d’un brave garçon qui, en effet, avait bien le sentiment que le monde changeait. Il voulait retrouver un copain d’enfance qui s’appelait Pierre Durand. Ce n’était pas très commode mais il l’a recherché. Il ne l’avait pas revu depuis des décennies. Il finit par le repérer. Il frappe à sa porte et il lui dit : » Oh ! Mais ce que vous avez changé. Je me rappelle quand nous étions à l’école ensemble, vous étiez mince, maintenant vous êtes, enfin je regrette, mais vous êtes quand même très fort et puis vous aviez une apparence énergique, et là vous êtes un peu effondré et puis vous aviez une abondante chevelure… » Et alors une espèce de malaise s’introduit et l’autre lui dit : – Mais, qui demandez-vous ? » – Pierre Durand. » – » Ah ! Mais non, moi je suis Jacques Durand. » L’autre lui dit : » Vous avez même changé votre nom ! «
Alors c’est un peu dans cet esprit que je vais faire quelques réflexions sur l’évolution du système financier international. J’ai assisté, pour mes péchés du reste, depuis plus de trente ans à ces réunions annuelles du Fonds monétaire international qui rassemblent tous les ans à Washington tous les grands argentiers, comme dit la presse. J’ai pensé que dans une perspective tracée à grands traits, je vous rassure, il était intéressant de se pencher sur l’évolution des thèmes retenus dans ces Assemblées au cours des décennies passées. Ces thèmes sont essentiellement rhétoriques, c’est ce que disent les ministres des finances dans ces réunions. Mais le prisme de la rhétorique a parfois le mérite de révéler, tout en les déformant, certaines réalités fondamentales. Dans les années 60-70 au cours de ces réunions, les ministres parlaient surtout des dangers de l’inflation et conjointement de la nécessité de réduire les déficits budgétaires. Et puis, comme on n’avait absolument pas écouté ces conseils, dans les années 80, on insistait sur les dangers de l’explosion de la dette publique puisqu’on avait laissé les déficits se creuser et qu’il fallait les financer avec de la dette. On était arrivé à une explosion de la dette qu’elle fut interne ou externe. Aujourd’hui, si vous assistiez à ces conférences internationales, vous verriez qu’il y a deux thèmes dominants, les excès de l’endettement du secteur privé, cette fois, et la nécessité d’assainir et de renforcer les systèmes bancaires, notamment dans les pays émergents, mais pas seulement dans les pays émergents. Nous avons connu suffisamment de problèmes dans les pays industrialisés pour le savoir. On est donc passé un peu subrepticement d’un couple de préoccupations classiques : budgets publics en déséquilibre = inflation à une préoccupation » systémique « , comme disent les économistes anglo-saxons, que je pourrais qualifier ainsi : comme éviter l’endettement excessif du secteur privé et améliorer le fonctionnement des institutions financières. En quelque sorte les thèmes de ces Assemblées annuelles se sont privatisés, on parle moins des budgets publics, on parle davantage de l’endettement privé, et ils se sont globalisés, mondialisés, comme l’a dit Jean Favier tout à l’heure. C’est que le monde a profondément changé pendant cette période.
Laissez-moi en trois temps brièvement synthétiser ces changements.
- Première idée : le fonctionnement du système financier international est fortement influencé par les résultats positifs de la politique anti-inflationniste qui a été menée au cours des deux dernières décennies. Elle est aussi influencée par un mouvement de libéralisation sans précédent mais aussi, par les conséquences encore présentes des erreurs macro-économiques des années 60 et 70.
Je vais développer très rapidement ces trois idées.
Premièrement, la politique de modération de la hausse des prix a fait des avancées considérables. Cette politique a eu des conséquences fondamentales sur le système et les comportements financiers en mettant fin à ce que l’on appelle » l’illusion monétaire « , c’est-à-dire à la croyance que la valeur de la monnaie se définit par sa valeur nominale. Elle a donc mis fin à l’illusion monétaire et aux perversions des taux d’intérêts réels négatifs qui étaient si fréquents dans les années 70.
Le second facteur de bouleversement a été la dérégulation financière, la disparition du contrôle des changes, la libéralisation des mouvements de capitaux. On est passé d’un monde compartimenté où les mouvements de capitaux pour l’essentiel accompagnaient les flux physiques de biens et de services à un monde ouvert où les flux de capitaux dominent le marché par leur taille et leur vélocité. La révolution de la communication et des moyens informatiques a puissamment amplifié ces changements.
Mais, troisième idée, les déséquilibres macro-économiques des années 60 et 70 continuent de se manifester à travers les phénomènes d’endettement qui constituent la trame chronologique reliant entre elles les erreurs macro-économiques du passé ; celles-ci continuent, à travers les phénomènes d’endettement, d’influencer la réalité d’aujourd’hui. Les déficits budgétaires auxquels nous étions habitués dans les décennies passées se sont traduits par l’accumulation de dettes publiques considérables. Dans un monde où l’inflation des prix est de plus en plus contenue, où les mouvements de capitaux sont libres et où les épargnants peuvent en fait choisir la monnaie de leurs placements, la capacité des gouvernements de régler leurs dettes avec une monnaie dévalorisée a disparu. Les Etats doivent désormais payer des taux d’intérêts réels positifs pour pouvoir emprunter. Cette nouvelle et dure réalité a conduit les gouvernements, tardivement, à s’engager dans la réduction de leurs déficits en limitant l’accroissement des dépenses publiques mais surtout en intensifiant la pression fiscale et en entreprenant un mouvement de privatisations sans précédent. L’objectif étant, par la réduction des déficits, de contenir puis, je l’espère, de diminuer le poids de la dette publique dans l’économie. Bien que cette entreprise que j’appelle la » réparation structurelle des budgets » soit loin d’être partout achevée notamment en Amérique latine, elle commence à prendre corps. Nombre de pays industrialisés, hormis le Japon qui est une exception considérable, nombre de pays industrialisés et de pays dits émergents connaissent aujourd’hui un équilibre, voire un excédent de ce que l’on appelle le » budget primaire « , c’est-à-dire le budget sans les charges financières. Ainsi le solde financier primaire des pays de l’Union européenne est passé d’un déficit de – 2,2 % du P.I.B. de l’Europe en 1982 à un excédent d’un peu plus de 2 % en 1999, soit un écart d’un peu plus de 4 points. Et en ce qui concerne les Etats-Unis l’écart est de 5 points de Produit Intérieur Brut pendant cette période. Il en résulte que là où la réparation n’est pas encore achevée, c’est le cas de la plupart de nos pays européens, la politique budgétaire est aujourd’hui plus contrainte pour des raisons structurelles qu’elle ne l’était et n’est plus aussi aisément utilisable que dans le passé en tant qu’instrument d’ajustement conjoncturel. Ceci donne donc à la politique monétaire une responsabilité accrue.
J’en viens maintenant à la seconde idée centrale de cette présentation.
- Cette nouvelle donne : faible inflation des prix des biens et des services, liberté des mouvements de capitaux, finances publiques en voie de réparation, cette nouvelle donne entraîne à son tour ou s’accompagne d’un profond changement dans la manière dont fonctionne le système financier international.
Première idée : les mouvements de capitaux privés constituent aujourd’hui l’essentiel du mode de financement de l’économie mondiale. Au cours des années 70, les flux nets de capitaux à destination des pays dit émergents ou en développement, comme on disait autrefois, étaient de l’ordre de cent milliards de dollars par an – en dollars d’aujourd’hui – dont 50 % environ provenaient de sources publiques, c’est-à-dire d’aides bilatérales ou de fonds d’organismes dits multilatéraux. En 1996 – et c’est à dessein que je choisis l’année 96 parce que c’est l’année d’avant la crise de l’Asie du Sud-Est, – si vous prenez ces chiffres, vous voyez qu’ils ont triplé en valeur réelle. L’ordre de grandeur est passé de cent milliards de dollars par an à trois cents milliards de dollars mais ce qui est le plus significatif c’est que la quasi-totalité de ces trois cents milliards provenaient de sources privées, que ce soient les marchés, les crédits, les investissements directs. La part de l’aide publique et des transferts publics était négligeable. Sur les trois cents milliards de 1996, il y avait moins d’un milliard d’origine publique.
Le monde s’est donc privatisé. Depuis la crise de l’Asie du Sud-Est, les choses ne sont plus tout à fait les mêmes, les banques commerciales ont réduit leurs apports d’une centaine de milliards de dollars par an et les concours publics se situent aujourd’hui à quarante milliards (il a fallu qu’ils prennent le relais), le montant total des financements s’élevant à deux cents milliards c’est-à-dire à cent milliards de moins que les trois cents milliards d’avant la crise. Et la moitié de ces cent milliards viennent d’investissements directs qui se sont en fin de compte montré l’élément le plus stable de ces financements.
Parallèlement, on constate que c’est le secteur privé qui constitue désormais l’acteur central de la scène macro-économique mais aussi le point de mire et de vulnérabilité des crises financières. Avec la réduction de la place des budgets publics dans les P.I.B. de nombre de pays, je l’ai dit, on constate que les déséquilibres de balances de paiements courants sont essentiellement provoqués par le secteur privé. Aux déficits jumeaux du passé, (vous vous rappelez les déficits jumeaux des Etats-Unis, déficits publics qui engendraient les déficits de la balance commerciale) ont succédé les déficits privés. Ce phénomène est particulièrement net en Asie du Sud-Est : les budgets publics de l’Indonésie, de la Corée, de la Thaïlande connaissaient des excédents substantiels au cours des années précédant la crise 95-96, mais ces excédents s’accompagnaient de déficits prononcés des balances de paiements courants de ces pays et c’est le financement de ces déficits au moyen d’une explosion de crédits au secteur privé, crédits de plus en plus courts et donc volatils qui a provoqué les bulles boursières et la crise des changes de 1997. En d’autres termes, on a assisté, du fait de cette croissance excessive du crédit au cours de ces dernières années, à un déplacement du couple classique déficit budgétaire/inflation des biens et des services vers un couple nouveau auquel il faut s’habituer, et j’espère se déshabituer, insuffisance d’épargne privée/inflation des prix des actifs. C’est là un changement fondamental de la donne macro-économique sur lequel on insiste trop rarement. Ce changement implique que la responsabilité de la politique monétaire et en particulier de la maîtrise de la croissance des crédits est devenue plus essentielle que jamais.
- Il en résulte, et ce sera mon dernier point, il en résulte plusieurs implications pour le fonctionnement et la surveillance du système monétaire international.
Première implication. Le système bancaire doit être renforcé, assaini et mieux équipé pour gérer ces risques. L’accélération au cours des années 90 de l’endettement du secteur privé des pays émergents en particulier, s’est traduite dans de nombreux cas par des investissements spéculatifs avec des hausses des valeurs boursières et immobilières insoutenables. Ce n’est pas tant la libéralisation des mouvements de capitaux qui à mon sens pose problème. Mais plutôt la combinaison de cette libéralisation et de l’existence de systèmes bancaires et financiers insuffisamment capables de gérer les risques, de les évaluer de manière professionnelle, objective et non politique. Une tâche immense et coûteuse est donc ouverte aux autorités nationales et multilatérales, aux régulateurs, à ceux qui sont chargés de la surveillance bancaire, aux agences de notations et surtout aux institutions financières elles-mêmes. A la réparation des finances publiques s’ajoutent désormais la réhabilitation, l’assainissement et le recapitalisation des institutions financières dans nombre de pays. Les expériences des dernières années montrent que l’apurement d’une situation bancaire détériorée peut coûter typiquement jusqu’à 10 voire 15 % du Produit Intérieur Brut d’un pays, c’est un chiffre considérable.
Deuxième implication. La conduite de la politique monétaire est de plus en plus complexe. Elle doit prendre en compte non seulement l’évolution des agrégats monétaires, l’évolution du crédit, les tendances de l’inflation des prix des biens et des services mais aussi, l’inflation des actifs boursiers et immobiliers et des effets richesse qui en résultent.
Dans un environnement financier en pleine mutation où le marché prend le pas sur l’intermédiation bancaire classique, où les non-banques, comme on les appelle, prolifèrent, où les défauts de paiement des entreprises ayant recours aux marchés augmentent de façon considérable et où l’innovation financière fait sans cesse apparaître de nouvelles formes de crédit, la surveillance du crédit devient un défi majeur. Comme le disait un économiste Lawrence Laughlin dans Crédit of the Nations : » L’inflation monétaire est le symptôme, l’inflation de crédit est la maladie. »
Dans un monde où la psychologie des consommateurs est, dans certains pays notamment aux Etats-Unis, si profondément dépendante de l’évolution de la Bourse et où la valeur de ce qu’on appelle les » collatéraux « , c’est-à-dire les actifs que l’on met de côté ou que la banque met de côté avant de consentir un crédit, où la valeur des collatéraux qui est elle-même très volatile puisqu’elle dépend de la Bourse, a une incidence directe sur le volume des crédits distribués et la consommation, on conçoit que la tâche des autorités monétaires soit ardue. Elle l’est d’autant plus que l’inflation est de plus en plus difficile à définir.
Limitée à l’évolution des prix des biens et des services courants, la définition de l’inflation perd de sa portée dans un monde dominé par les marchés financiers et où les prix de la consommation future (qui sont le reflet des prix des actifs financiers) présentent à mon avis un intérêt essentiel. Mais étendue aux actifs financiers, cette définition de l’inflation pose le délicat problème de concept, de mesure, de pondération et d’interprétation.
Troisième et dernière implication, la gestion des taux de change apparaît de plus en plus aléatoire. C’est évidemment le taux de change qui reflète le solde des mouvements de capitaux et l’opinion qu’ont les marchés quant au caractère soutenable du financement des déficits courants. C’est en quelque sorte le fusible du système. Dans un monde où les balances des paiements et les monnaies sont encore nationales, où les prix des biens et des services courants et les salaires sont relativement rigides et où les mouvements de capitaux sont puissants, libres et volatils, la flexibilité de ce fusible apparaît indispensable. Cette flexibilité entraîne cependant des conséquences économiques qui peuvent être très négatives sur la stabilité économique et financière de tel ou tel Etat. Les grands ensembles monétaires sont relativement protégés de ces répercussions lorsqu’ils sont commercialement très intégrés : c’est le cas des Etats-Unis, c’est aussi le cas de l’Union européenne. Mais le cas se pose surtout pour des pays moyens ou petits ouverts sur l’extérieur. Quand ils sont sages et a fortiori lorsqu’ils le sont moins, ils peuvent être durement affectés par l’euphorie ou la mode du moment qui leur apporte des flux positifs, mais ravagés plus tard par la sortie de ces mêmes capitaux qui peut se produire violemment à tout moment, à la suite d’une crise politique, d’une mauvaise nouvelle, d’un phénomène de contagion régional. On a vu ces phénomènes se déchaîner l’année dernière. A certains égards les petits pays exemplaires sont parmi les plus malmenés. Quelles sont leurs options ? Un retour au contrôle des changes ? Je ne le pense pas, encore qu’une meilleure maîtrise de l’endettement à court terme des entreprises et des systèmes bancaires locaux soit à mon avis indispensable. Mais du point de vue du régime des taux de change, quelle devrait être leur voie ? Que leur conseiller ? Le rattachement ou éventuellement l’ancrage par une » currency board » à une monnaie étrangère, le flottement libre ou la constitution d’une zone monétaire ? C’est sans doute dans cette troisième direction, déjà perceptible par exemple en Europe de l’Est où un certain nombre de pays convergent vers l’Euro, que nous verrons s’orienter dans les années à venir le système monétaire international.
Pour conclure, je dirai que le système financier international restera d’autant plus fragile et volatil que les excès du crédit et la faiblesse de l’épargne privée, constatée dans nombre d’économies notamment aux Etats-Unis, entraîneront des déséquilibres majeurs de balances des paiements, déséquilibres dont les modalités de financement sont par définition aléatoires et dépendent elles-mêmes des sentiments du marché et de sa perception des risques encourus.
En d’autres termes, l’ancienne notion d’ajustement qui demeure en fin de compte le leitmotiv de trente années de réunions annuelles du Fonds monétaire international continuera de rester à l’ordre du jour même si l’environnement et la source des déséquilibres ont comme j’ai tenté de le montrer, profondément changé aux cours des ans.
Je vous remercie pour votre attention.