Discours de Monsieur Jean Favier

Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres
Président de l’Association des Lauréats du Concours Général

Monsieur le Gouverneur et Cher Confrère,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames, Messieurs,
Mes Chers Confrères,

Pardonnez-moi de vous dire, en commençant, la peine que j’éprouve à ne plus voir parmi nous certains qui nous faisaient chaque année l’honneur de leur présence. Après Maurice Schumann, Maurice Couve de Murville nous a récemment quittés. Il était à notre Conseil d’Administration comme à nos dîners un confrère attentif et délicat. Je suis sûr que vous partagez ma peine.

On parle beaucoup, ces temps-ci, de la mondialisation, et c’est heureux car rien n’est pire qu’un phénomène dont les contemporains ne s’aperçoivent pas. On parle à juste titre des effets économiques pour les entreprises et leur financement, pour les produits et leur distribution. Loin de moi l’idée qu’une telle préoccupation n’est pas essentielle pour la construction de l’avenir.

Je voudrais cependant m’attarder sur le fait que la mondialisation touche tous les domaines de la pensée et de l’action, y compris si l’on n’y voit pas les immédiates restructurations qui sollicitent l’attention de la presse.

Dans les faits d’abord. Une réalité comme la croissance démographique de l’humanité ne touche pas les seules régions du monde où l’absence de contrôle des naissances se combine avec une régression de la mortalité infantile ou adulte. Depuis des millénaires, le surpeuplement relatif, c’est-à-dire corrélatif aux capacités de production alimentaire, engendre des mouvements de peuples. Depuis les migrations des peuples celtes jusqu’à l’immigration contemporaine, nous savons quels problèmes posent ces mouvements, aux pays de départ comme aux pays d’accueil. Les phénomènes de la faim, par leurs répercussions géo-politiques, sont aujourd’hui de ceux auxquels même ceux qui ont a manger ne peuvent être insensibles, et non seulement par compassion ou par solidarité. Qu’un peuple ait faim, cela ébranle ailleurs d’autres peuples.

J’ai parlé de la faim. Au moins celle-ci n’est-elle pas directement contagieuse. Mais nous savons bien que la rapidité des transports contemporains et l’abaissement de leur coût nous vaut, à côté de vacances aux Iles sous le Vent, la propagation quasi immédiate d’épidémies qui eussent autrefois cheminé à la vitesse des navires à voile et des diligences. La Peste noire de 1348 a mis deux ans à toucher toute l’Europe. On s’inquiétait, ces derniers jours, d’un virus apparu à nos antipodes mais capable, s’il prenait un quadriréacteur, d’être là en douze heures.

Cela nous conduit au développement, donc à la nécessité d’un financement mondial. Notre invité de ce soir sera plus compétent que moi pour en parler. Mais cela prend aussi les couleurs d’un besoin de changement socio-politique. Le besoin de liberté ne s’exprime pas seulement par les mouvements locaux, et il peut avoir des retombées bien lointaines. Pensons à cette migration des protestants français répliquant à la révocation de l’édit de Nantes par une migration massive vers le Brandebourg d’un prince-électeur plus tolérant, et dont aujourd’hui on mesure les effets à long terme quand on voit l’esprit de Berlin souffler sur l’Allemagne à la place de l’esprit de Bonn. Pensons à ces exilés trouvant, en revanche, dans la France du XIXe et du XXe siècle le lieu où ils pouvaient s’exprimer sans craindre les foudres de l’autoritarisme intellectuel : j’évoque ici Mickiewicz aussi bien que Heine ou Picasso.

Les techniques nouvelles ont accéléré le mouvement de l’information. Il me souvient de ce chinois me disant à Shanghaï, voici déjà dix ans, qu’il ne pouvait plus considérer les rapports politiques de la même manière depuis qu’avec une antenne parabolique on pouvait en Chine suivre notre actualité occidentale :  » Je sais bien, maintenant, me disait-il, que vous n’avez pas pour premier objectif de faire la guerre à la Chine, parce que je sais, maintenant, que vous avez bien assez d’ennuis comme cela chez vous.  » Mais la réciproque est vraie, et l’on a vu le monde entier s’indigner d’un massacre vu à la télévision, massacre dont on a su par la suite qu’il n’avait pas eu lieu.

Disons-le clairement, les idéologies n’ont plus de frontières. Nul n’oserait plus, aujourd’hui, se croire propriétaire d’une idéologie, non plus que se croire protégé d’une autre.

Cette même mondialisation de l’information a mis fin au clivage qui, pour l’Europe, privilégiait l’intérêt porté aux régions capables de faire parler d’elles. L’émergence d’un axe mondial nord-sud des intérêts politiques et économiques est en grande partie le fruit d’une information plus directe sur ce qui se passe en Afrique.

La mondialisation n’est pas seulement dans les faits, elle est donc dans les esprits. Le malheur des uns est maintenant le malheur de tous. Il en résulte, d’ailleurs, cette tendance à la dramatisation qui caractérise l’information, et qui ne tient pas au seul désir de promouvoir le spectaculaire.

Le monde a enfin compris ce que les médias rapportent à un mot dont la création ne s’imposait pas, l’interactivité. Autrement dit, ce qui se passe ailleurs appelle votre réaction. Rien n’est plus le propre de tel ou tel. Une crise boursière à Wall Street mettait deux ans, à partir d’avril 1929, à finir d’atteindre les marchés européens, le marché boursier comme le marché du travail. Or en 1929, il y avait déjà le téléphone et la radio. Seulement, ce qui se passait à Wall Street ne concernait que les Américains. Nous savons maintenant que ce qui se passe à Tokyo nous concerne dans la minute qui suit. Ce n’est plus là une affaire de technologie, c’est une prise de conscience du caractère mondial de tout phénomène.

Voulez-vous noter que la télévision a changé un état d’esprit auquel la radio n’avait que peu touché ? Il y a cinquante ans, on apprenait. Maintenant, on est témoin. Peut-être quelques-uns se rappellent-ils ces bombardements, dans un conflit du Moyen-Orient, où nous assistions en direct à l’interception de fusées par d’autres fusées. Il en résultait que nous, avant ceux qui étaient terrés dans les abris souterrains, nous savions s’ils allaient mourir. Et parce que nous sommes témoins, nous sommes familiers. Un brave homme que je n’avais jamais vu me dit un jour :  » Nous nous connaissons bien, je vous ai vu à la télé.  » Phrase cocasse, mais compréhensible. J’étais entré chez lui. Il avait bu sa tisane ou son apéritif en ma compagnie. Qui sait s’il ne m’avait pas apostrophé. Maintenant, grâce au petit écran ou à cause de lui, nous  » connaissons  » le monde entier.

Témoins et familiers, nous nous faisons une opinion, sans voir toujours qu’elle tient à la présentation des faits, au choix des images, au découpage des plans. Il me souvient d’une prestation d’un candidat à des élections qui a payé cher un projecteur, placé en contrebas, qui lui éclairait le dessous du nez et du menton, lui donnant l’air démoniaque. Les spectateurs restèrent sur leur impression.

D’une idéologie simple, la découverte immédiate et directe de la diversité du monde peut, fort heureusement, faire quelque chose de plus riche, de plus subtil. C’est en découvrant le monde que nous nous sommes habitués à ce que les droits de l’homme ne soient pas seulement le droit des électeurs, mais aussi les droits de la femme, non parce qu’elle a les mêmes droits que l’homme, mais parce qu’elle rencontre des difficultés propres, auxquelles doit répondre une affirmation de droits spécifiques. Et qu’ils soient aussi les droits de l’enfant, non comme futur homme, mais comme enfant.

J’en viens à nos patrimoines historiques, qui sont ceux de la langue, de la littérature, de l’art, mais aussi, plus immatériels, ceux de la pensée et de la foi.

Il serait peut-être temps que la connaissance de ces patrimoines soit affranchie des barrières que sont l’apprentissage des langues d’une part, l’adhésion à des religions ou à des convictions politiques d’autre part. Pourquoi le chrétien ou l’athée sont-ils formés pour ignorer le Coran ? Pourquoi ne savent-il rien de la tradition juive, passé le temps de l’Ancien Testament ? Est-il concevable que celui qui n’a pas mis les pieds au catéchisme n’ait jamais appris ce qu’est la Pentecôte, ce qui lui rend incompréhensible le portail de Vézelay ? Et que dire d’un enseignement qui fait arriver au terme de leurs études des gens qui n’ont pas lu une ligne de Shakespeare s’ils n’ont appris l’anglais, pas une ligne de Goethe s’ils n’ont appris l’allemand, pas un vers de Dante s’ils n’ont appris l’italien ? Je n’ose demander à chacun, ici, et me demander à moi-même, ce que nous savons de l’histoire de l’Inde.

Certes les générations qui viennent auront une vue plus large du monde. Mais chacun devra faire attention à ne pas juger de tout à son aune propre. L’un des graves affrontements que connaît le monde actuel, et dont à l’Unesco nous avons plus que l’écho, tient au désir de bien faire qui anime chacun. Apporter aux autres la paix, le bonheur, la culture, la santé, c’était déjà l’idéal des missionnaires, des instituteurs, des médecins. Mais chacun a ses valeurs, et parce qu’il les tient pour essentielles, il les tient pour les meilleures. Un jour vient, dans notre société en cours de mondialisation où la cacophonie s’empare de ce prosélytisme qui porte aux autres l’image que l’on se fait du bien et du beau.

Cela peut être amusant. J’ai un jour, à Niamey, taquiné un dramaturge africain qui faisait dire à l’un de ses personnages qu’il lui fallait une place au soleil. J’ai observé qu’à Niamey, on cherchait plutôt les places à l’ombre. Cet écrivain n’avait pas écarté de son subconscient l’image de l’idéal qui avait été plaquée par d’autres sur la réalité. Il en va de même des textes bibliques qui font du Paradis le lieu du rafraîchissement, image de sources fraîches, faite pour les bédouins, qui n’a rien de paradisiaque pour les esquimaux ! Il nous faut admettre la diversité, et savoir qu’elle n’est pas l’affaire des autres, mais bien la nôtre, à nous tous.

Autant dire que la notion de valeur universelle est sujette à bien des controverses, et que la diversité devient un enjeu. Que les biens culturels soient une marchandise  » pas comme les autres  » n’est même pas admis par tous. En pratique, qui l’admet absolument ? Que les échanges internationaux en matière culturelle soient autre chose qu’un cadeau fait par les uns aux autres, est-ce bien compris de tous ? Nul ne nie que le risque lié à la mondialisation soit une uniformisation de la pensée et de l’expression. Ce n’est pas seulement une affaire de commerce : qui vendra ses films ? C’est aussi un réel problème de richesse intellectuelle. Le monde va-t-il s’appauvrir ? Si nos compatriotes se sont insurgés contre ceux qui voulaient que tous les fromages aient le même goût et que tous les vins fussent vendus au litre, c’est parce que le droit de choisir demeure un droit de l’homme. Et une tentative pour uniformiser les horaires d’ouverture de services publics à travers l’Europe s’est heureusement brisée sur le droit qu’ont les Siciliens de ne pas faire la sieste à la même heure que les Danois.

Uniformisation de la pensée, uniformisation de la mémoire. Nos contemporains semblent en être convaincus, le plus souvent de manière inconsciente, la mémoire se forme sur diverses strates. Il y a celle du vécu, celle du vécu des autres, et des éloignés comme des proches. La réplique inconsciente à la mondialisation, c’est le ré-enracinement, qu’il soit à l’échelle des régions et des pays. Et paradoxalement, ce sont les nouvelles technologies qui favorisent ce retour aux racines, des moyens de communication aux moyens d’information. Pensons que l’immigré du XIXe siècle encore n’avait que des moyens limités pour savoir ce qui se passait en son pays ou en sa région d’origine, et que le retour fût-il temporaire, était hors de prix et hors du temps disponible. L’attention aux langues, au patrimoine archéologique et aux modes de vie procède pour une part de la réaction saine à une vision simplificatrice de ce qui fait les identités.

*
***

On ne saurait parler de la mondialisation sans évoquer les marchés monétaires. Et j’avoue ne même pas savoir s’il faut encore dire  » les marchés monétaires  » ou  » le marché monétaire  » avec la diversité de ses places. Nul n’était plus qualifié pour en parler que notre invité d’honneur, M. Jacques de Larosière de Champfeu. Au long d’une carrière qui l’a conduit à l’Académie des Sciences morales et politiques, il en a connu toutes les réalités, à l’échelle de notre pays comme à l’échelle du monde. Inspecteur général des finances, il a notamment oeuvré à la direction des Finances extérieures, dirigé le cabinet du ministre de l’Economie et des finances, puis assumé la direction du Trésor. Des responsabilités diverses lui ont été confiées au sein de nombreuses sociétés nationales, que ce soit Air France ou la S.N.C.F., le Crédit foncier ou le Comptoir des entrepreneurs. Il a présidé le Groupe des Dix et le Comité d’examen des situations économiques et des problèmes de développement de l’O.C.D.E. En 1978, il prenait la direction générale du Fonds monétaire international. En 1987, il était gouverneur de la Banque de France. Il a présidé le Comité des gouverneurs des banques centrales du Groupe des Dix. En 1993, il devenait président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.

J’ai résumé ce qui fut une vocation très forte de service public, ce qui a constitué une carrière exemplaire, ce qui a forgé une autorité que reconnaît le monde entier. J’ajouterai que, capable de faire face aux conjonctures les plus complexes et aux situations les plus délicates, celui qui reste pour nous tous le Gouverneur de Larosière cache sous les dehors rigoureux d’une compétence sans faille l’extrême gentillesse de l’homme qui fait semblant de ne pas savoir que les autres ont beaucoup à attendre, et à entendre de lui. J’ai plaisir à le remercier d’avoir, ce soir, répondu à l’invitation que, au nom de tant d’entre nous qui ne font qu’entrevoir ce qui a fait la substance de son oeuvre, je lui ai adressée. Sa présence, qu’il le sache, nous honore, et nous l’entendrons avec un extrême intérêt réfléchir pour nous sur l’évolution des marchés monétaires.


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