Dissertaion philosophique copie de Dan Arbib 1er prix 2000
Qu’est-ce qu’un maître ?
par Dan Arbib, 1er prix de dissertation philosophique (séries ES et S), 2000
La remise en question de l’autorité religieuse et la chute des puissances idéologiques au cours du XXème siècle ont immanquablement conduit à une interrogation sur les fondements de l’autorité et, de ce fait, sur l’idée de maître. Certes, « le Duce est notre maître à tous » est une proposition intolérable – mais reste à savoir pourquoi ; plus encore, quand il affirme en même temps que « le seul maître est Dieu » et que « cet artisan est un maître », le sens commun semble bien peu se soucier de la surprenante analogie qu’il opère. Toute identification à un maître ne saurait donc se passer d’une définition du maître. Il importe que la philosophie s’en charge parce qu’elle s’étonne précisément de ce qui n’étonne personne, parce qu’elle s’arrête là où tout le monde passe. C’est que, ici, s’agissant d’un maître, il nous faudra avoir soin de nous interroger aussi sur son existence effective, et, davantage, sur sa légitimité ; en un mot, il nous faudra nous inquiéter de ses assises. Ce n’est qu’à ce prix qu’on s’affranchit.
Commençons par le commencement : A la question « qu’est-ce qu’un maître ? », le sens commun donne une réponse peut-être bien simple ou incomplète mais que rien n’invalide : Le maître est celui qui sait. Son savoir le rend maître de la technique, des éléments, éventuellement aussi : des individus. On dira alors : « le maître forgeron », le « maître d’oeuvre » ; on s’enorgueillira : « c’est mon maître ». Dans tous les cas, le maître est celui qui sait disposer d’une technique particulière, d’un savoir particulier. C’est une fois qu’il a acquis la pleine maîtrise de ses pinceaux, de la couleur et de la ligne, que Raphaël est devenu un maître. En ce sens, le maître est celui qui sait se rendre maître de la technique, la dépasser. Le peintre manie la forme ; l’écrivain, les mots. « C’est un métier que de faire un livre, écrit La Bruyère, comme de faire une pendule ». C’est ce « métier », ce savoir-faire que le maître s’approprie ; c’est à eux qu’il commande sans jamais accepter de se laisser gouverner par eux. Du début jusqu’à la fin, il contrôle tout, maîtrise tout : il reste le maître.
Seulement voilà. La domination pleine et entière de la matière ne suffit pas. Nul maître sans élève. L’élève est une condition nécessaire au maître. Et c’est dans la relation qu’il entretient à son élève que se distingue le vrai, l’authentique maître. Le maître sera celui qui, certes, est détenteur d’un savoir qu’il a à charge de transmettre, mais aussi celui qui possède d’assez grandes qualités pédagogiques pour « cerner » en quelque sorte son élève, et une assez grande humilité pour le pousser dans sa voie. Il n’est pas de pire maître que celui qui donne la réponse. Le maître met l’élève sur la route de sa propre réponse, singulière. Humilité, disions-nous ? Le maître est celui pour qui l’élève compte plus que soi-même. L’homme qui freinerait le développement de son élève par crainte d’être dépassé n’est pas un maître. De même qu’un bon père n’est jamais jaloux de son fils, un bon maître n’est jamais jaloux de son élève. Ici, l’autre – l’élève – importe plus que soi-même. La parole du maître est toute entière axée sur le « tu » ; elle est conative, aurait dit Jakobson. Le maître accepte l’altérité de son élève et l’entretient. Il a compris que chaque être est unique.
Mais le maître est aussi et d’abord un homme, tout entier placé dans le paradoxe de l’être humain. Partagé entre sa connaissance (solidaire de son désir de connaître) et sa finitude, le maître est l’être déchiré. Par son savoir, le maître exerce la faculté spécifiquement humaine de l’entendement ; il réalise son « être-homme » en tant que ce dernier est « être raisonnable ». Ainsi, il suffirait d’apprendre, de comprendre, d’assimiler, et de se rendre en cela maître de son savoir, pour être un maître. A la vérité, l’homme qui se demande : « Comment devient-on un maître ? » est placé devant deux postulations contradictoires : tantôt une perspective innéiste tendant à faire du maître le réceptacle d‘un génie inaliénable et innée ; tantôt une perspective volontariste : on ne devient maître que si l’on a exercé son pouvoir d’agir en ce sens, que si l’on a fait usage de sa liberté. Mais, à cela, deux objections : la première tient aux limites de l’entendement humain, la seconde s’attache à redéfinir la liberté humaine.
Le second point d’abord. Nous avons dit que seuls la raison et l’entendement permettent de prendre la maîtrise de la connaissance. Cependant, comme nous l’ont appris les structuralistes – quoiqu’on s’en doutât depuis Spinoza -, nous sommes le fruit de déterminations que nous ignorons et qui infléchissent fatalement notre pouvoir d’agir. Le maître serait alors celui qui sait aller contre, dépasser les déterminismes psychologiques et sociaux pour se rendre à lui-même. Mais cela existe-t-il ? Le maître, alors, ou bien n’existe pas, ou bien est un demi-dieu. Nous préférons croire que le maître est celui qui se soumet à ses déterminismes, et qui compose avec. C’est précisément grâce au vent, et contre lui, que l’homme avance, nous rappelle Alain. Et tandis qu’Engels, dans l’Anti-Dühring, n’envisage pas de liberté sans nature, Hegel définit la « ruse de l’homme », prenant par la nature la maîtrise sur elle. Ainsi devient-on maître : Le maître est alors l’homme accompli, l’homme libre.
Et cet homme libre a conscience de ses limites. Il sait – c’est là la première objection – qu’il ne peut pas tout savoir. Il s’attache au contraire à délimiter les sphères d’application de sa raison. Le maître sait reconnaître que « ici ses compétences s’arrêtent ». En ce sens, le maître, c’est le sage, le philosophe, dont Kant est sans contredit le meilleur exemple.
Ainsi le maître est tout entier déchiré entre sa finitude d’homme et l’infini de la connaissance. Depuis que l’homme a renoncé à son innocence originelle, il n’en est quitte qu’à ce prix. Partagé entre finitude et infinitude, il est la réalité achevée dans l’absolu de la connaissance.
* * *
C’est cette limite fondamentale de l’être humain qui nous conduit à nous interroger sur l’effective présence/existence du maître.
Car, en effet, puisque nous sommes finis, il n’existe pas de maître absolu. Chacun localise son domaine d’action. Le sens commun veut que telle profession soit supérieure à telle autre ; il y a grande difficulté à soutenir cette opinion : l’homme se voit obligé, de par sa finitude d’homme, à circonscrire son domaine d’étude. Aussi, la langue courante n’admet que très rarement l’emploi de « maître » non suivi d’un génitif (on est « maître d’oeuvre ») ou d’un autre nom à but qualificatif (on est « maître charpentier »). Le savoir absolu est impossible, tout maître en est conscient. – Mais alors il n’y a pas de maître ! Le seul maître serait l’Etre absolu, connaissance infinie : Dieu. Mais dans la sphère des relations humaines, le maître n’existe pas. Aussi peut-on retourner le problème : c’est probablement parce que l’on ne peut pas tout savoir que l’on restreint le domaine d’étude ; et ce n’est qu’à cette condition qu’on parvient à briller. On excelle rarement dans plusieurs domaines, et Léonard de Vinci est moins un grand architecte qu’un grand peintre. C’est ainsi que nous pouvons paradoxalement affirmer : C’est grâce à sa finitude que l’homme devient un maître.
Mais maître de qui ? de quoi ? Pour que nous fussions maîtres des autres, il faudrait d’abord que nous fussions maîtres de nous-mêmes. Et c’est là que Descartes a tort contre Freud : en entretenant l’idée d’une conscience transparente à elle-même, Descartes a opposé un obstacle épistémologique à la connaissance de l’homme ; et Alain aura beau jeu de dire : « On ne pense pas ce qu’on veut », Freud nous a montré que l’homme n’est pas maître en sa propre demeure ; l’illusion du « conception héroïque » de la conscience est tombée ; tout est déterminé par nos impressions d’enfance, par ce que Freud appelle encore « la trace mnésique » entretenue par l’inconscient psychique. On le voit bien, nous ne sommes pas même maîtres de nous-mêmes. Nul n’échappe à ce déterminisme. « Je est un autre » s’écrie Rimbaud dans sa lettre dit : « du voyant ». C’est cet Autre qui agit à ma place, cet Autre qui me fait penser. Je ne suis pas maître chez moi – et je voudrais être maître chez les autres ?
Hegel nous tire d’embarras en déplaçant le problème. Si la conception freudienne, telle qu’elle est prise ici, ruine l’idée du maître – nous y reviendrons -, Hegel la présente inséparable de mon accès à l’existence. En effet, ayant acquis la conscience de moi-même, je ne peux être objectivé que si je suis reconnu comme telle par une autre conscience, nous explique Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit. Or l’autre cherche aussi une reconnaissance. D’où s’engage une lutte à mort pour la reconnaissance. Mais le maître sait renoncer à sa vie, au coeur du combat, tandis que l’esclave reste tout entier prisonnier dans son attachement à la vie. Ici aussi le maître est l’homme libre. Mais ce qu’il est intéressant de remarquer, c’est que celui que nous appelions tout à l’heure « élève » est ici « esclave ». Non que tout élève soit esclave. Mais il y a là un tout autre rapport : Il s’agit d’une lutte pour la reconnaissance, souvenons-nous-en ; or ici n’a pas sa place la relation axée sur le « tu » de la dialectique maître-élève ; c’est de soi qu’il s’agit, de sa propre existence. Cette théorie de Hegel ne nous invite cependant pas à croire que l’autre est fondamentalement mon ennemi, de même que la lutte biblique de Jacob avec l’ange ne peut nous conduire à engager la bataille contre autrui. La dialectique du maître et de l’esclave met en lumière la principe égoïste qui régit les relations humaines ; et même dans l’amour, extrême limite de la relation à autrui, chacun ne cherche que sa propre reconnaissance par l’autre, un autre qu’il chosifie, immobilise et retient prisonnier par « cristallisation » ou « sublimation », selon que l’on s’appelle Stendhal ou Freud.
Arrivés ici, il nous paraît que nous avons mis au jour une autre sorte de maître : non plus celui qui forme un élève, mais celui qui commande à un esclave. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur la légitimité et la valeur d’un maître.
* * *
Si nous faisons un petit effort de mémoire, c’est sans doute sans grande difficulté que nous nous rappellerons la première réplique de Sganarelle dans le Médecin malgré lui : « – Non ! je te dis que je n’en veux rien faire et que c’est à moi d’en être le maître ! ». (Nous citons de mémoire ; veuille Molière excuser notre inexactitude). Ici, le « maître » c’est celui qui agit selon son bon vouloir. Ainsi, dans les régimes autocratiques, le seul maître c’est le chef, c’est Hitler, c’est Staline, c’est Mussolini. Ce pouvoir sur les autres est indissociable d’une autorité fondée sur la force. Le maître n’a là aucune valeur éthique, sauf à confondre légalité et légitimité. Le pouvoir hitlérien a beau être légal, il n’est jamais légitime ; l’autorité dont se réclame ce Blanc sur ce Noir dans une plantation a beau être légale, elle est illégitime. Seul est légitime l’exercice du pouvoir soutenu par une norme morale prédéfinie et indiscutable. Le vrai maître ne saurait donc être un tyran, assouvissant ses volontés despotiques en vertu d’un pouvoir illégitimement conquis – qu’importe s’il est légal. Ainsi nous dirons que l’individu se choisit son propre maître, sur la base d’un critère qu’il aura lui-même défini. Le maître alors est légitime, qui s’appuie, non sur le droit du plus fort, mais sur un sentiment quasi-naturel.
Mais les moralistes religieux ont beau s’écrier : « Il faut des maîtres ! », la raison a grand mal à accepter l’idée que l’homme puisse, de sa propre volonté, rechercher un maître. On pourrait croire en effet que se choisir un maître, c’est abdiquer son intelligence. Cela n’est pas soutenable. Non pas que l’homme, devant « l’angoisse de la liberté », n’ait le fâcheux penchant de s’assujettir pour se donner des « excuses » ; non pas que l’homme renonce à remplacer le Père par une autre figure dominante, comme nous le suggérerait Freud ; non pas que la recherche d’un maître ne soit susceptible d’être une attitude d’esclave, comme le dénonce Nietzche ; – mais il n’en demeure pas moins que se conformer à un maître (au sens où nous l’avons moralement accepté), c’est se reconnaître comme esprit en formation, ayant nécessairement besoin pour éclore de l’assistance et de l’aide d’un autre. Socrate figure ici le meilleur maître. Poussant ses élèves dans leur sens par ses multiples questions, il est l’accoucheur des personnalités, le « maïeutiste » le plus accompli. Seulement, il y a un risque : l’élève peut devenir complètement dépendant du maître, puisqu’il a besoin de lui pour être soi-même. D’emblée, la méthode socratique récuse cette objection : « Connais-toi toi-même » est une invite à être soi-même à l’origine de son propre développement. Mais la fascination du maître peut être plus forte, et alors ce n’est qu’avec la mort du maître que l’élève atteint sa propre maturité : Platon n’est Platon qu’après la mort de Socrate…
Ainsi, un maître est nécessaire à l’homme pour son épanouissement. Et plus encore : le maître tient sa légitimité de la légitimité de son élève. Socrate cherchait lui-même ses propres élèves. Il avait compris que nul n’est maître sans élève. L’élève est celui qui « reprend le flambeau » après la mort du maître. Il y a de l’émotion dans le texte biblique relatant la passation des pouvoirs de Moïse à Josué. C’est l’élève qui confère éternité au message de son maître. Si le maître peut se définir comme celui qui se retire devant son message, il importe qu’alors les générations successives ne perdent pas ce message. Tout est transmission, mouvement. Mouvement même, en amont, dans l’élaboration du message. Le maître apprend beaucoup de son élève. Il ne s’agit pas ici d’une transmission par vases communicants, mais bien d’un échange. Le maître refuse le statisme d’une connaissance acquise. Sans cesse insatisfait, il a conscience que « le vrai est le devenir lui-même » (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit) ; il n’accepte donc pas qu’on le fige. La vérité qu’il recherche, il la cherche chez son élève, dans l’altérité radicale de l’autrui qu’il a à charge de former.
* * *
Nous recherchions le maître – nous avons rencontré le tyran et le philosophe. Le maître s’est alors apparenté au détenteur de la sagesse et de la connaissance ; son esprit est en marche. Parce qu’autrui n’est pas un moyen mais une fin, la relation maître-élève ne saurait se confondre avec la relation maître-esclave et se situer dans un rapport dominant-dominé. Le maître est en définitive celui qui sait assumer sa qualité d’homme, déchirement entre infinitude et finitude, entre absoluité et relativité, par la maîtrise et la transmission. Ce n’est qu’à cette condition qu’il échappe au temps et à la contingence. La valeur de l’homme est fondamentalement transcendante.