Dissertation philosophique copie de Guillaume Delaby 1er prix 2001

Peut-on aimer la vérité sans la connaître ?

par Guillaume Delaby, 1er prix de philosophie (séries ES et S), 2001

Un proverbe, cité par Karl Jaspers au premier chapitre de son Introduction à la philosophie, prétend que « la vérité sort de la bouche des enfants et des fous », c’est-à-dire de personnes qui – a priori – ne connaissent ni n’aiment clairement la vérité. S’il est certain que les enfants (in-fans, êtres privés de parole) et les déments (de-mens, êtres privés de raison) n’ont jamais produit d’ouvrages philosophiques à la renommée immortelle, il arrive néanmoins fréquemment que leurs paroles ou leurs questions surprennent par leur justesse et leur capacité à nous désemparer. Et, plus profondément, cela leur restitue une troublante forme de clairvoyance sur les enjeux – philosophiques notamment – de l’existence. Loin d’affirmer que la vérité appartient à ceux qui n’ont ni appris à parler ni à penser rationnellement, nous pouvons cependant reconnaître que la vérité s’apparente parfois à ce qui s’éloigne le plus d’une démonstration ordonnée. D’autre part, si les philosophes étaient des sages, il faudrait leur trouver un autre nom. Le philosophe est en effet celui qui aime la sagesse, celui qui la désire même de tout son être, mais ne la détient pas – dans son intégralité en tous cas -. Il apparaît donc que la vérité peut être le fruit de l’ignorance tout en étant incapable d’y remédier, quand elle germe dans un esprit dénué de raison ou de maîtrise de la parole. Si tout le monde aime la vérité, un paradoxe persiste : si nous la connaissions totalement, nous ne la désirerions pas et si nous ne la connaissions pas du tout, nous ne pourrions pas la désirer. N’est-il donc pas absurde d’aimer une vérité que nous ne connaissons pas ?

La définition de la pensée suggérée par Platon dans le Théétète n’est pas embarrassée par cette contradiction apparente. Que l’âme se fasse à elle-même les questions et les réponses, mouvement essentiel de la pensée, s’explique par la fameuse réminiscence. L’invitation du temple de Delphes, « Connais-toi toi-même », en est l’illustration. La vérité se trouve en nous, mais c’est par le travail et l’obstination de l’intelligence qu’on doit parvenir à la faire ressusciter, renaître en nous afin de la reconnaître. Aimer la vérité, c’est donc d’abord s’aimer soi-même, en tant que foyer certain d’une vérité à venir. Mais, malgré la réminiscence, il demeure que pour aimer la vérité il faille avant tout avoir immédiatement le désir de faire réussir la réminiscence. Et ce désir ne peut être pré-déduit, il ne peut être qu’instinctif, puisque n’ayant, par définition, aucun préalable logique. Le désir d’obtenir la vérité ne peut donc jamais provenir d’une connaissance, mais plutôt d’une prédisposition latente.

Revenons à l’énoncé platonicien, ainsi reformulé par Schopenhauer : « Je désire toujours ce que je n’ai pas, et j’ai ce que dès lors je ne désire plus ». Si ce syllogisme paraît implacable, il contient en fait la possibilité d’une nuance. L’aspect statique et irrévocable de cette assertion semble nier le principe même qui fonde la relation et la communication, à savoir que l’on peut toujours désirer ce que l’on a, dans sa dimension insaisissable mais ouverte à l’exploration. Appliquée aux êtres, cette théorie se rapproche de la notion de « foyer d’opacité » évoquée par E. Mounier. Il en va ainsi pour la vérité : ce qui garantit l’amour du vrai – sa permanence – c’est sa part inconnue (mais non pas inconnaissable). Aimer, en quelque sorte, c’est désirer toujours tout en se satisfaisant de cette insatisfaction permanente.

Si l’on considère la vérité comme un ajustement parfait entre notre désir d’intelligibilité et la réalité, on conçoit dès lors la conscience comme l’unique mode d’expression possible du vrai. Nous restreignons donc la vérité aux « situations-limites » de notre humanité (Jaspers). La vérité doit donc revêtir le même manteau que nous. Car la vérité, entre autres indigences, n’est qu’un mot, que nous avons posé comme symbole de ce qui permet l’ajustement entre le monde et notre conscience. Mais ni le réel ni notre conscience ne peuvent être embrassés dans une totalité présente. Car l’envergure symbolique du langage est aussi grande que l’écart même qu’elle ambitionne d’appréhender, entre le réel et sa perception.

Albert Camus a voulu donner un sens au « silence déraisonnable du monde ». Et quel est ce sens sinon celui de l’amour de la vérité ? Car un monde où nous connaîtrions la vérité serait invivable. Ce que l’on gagnerait en sécurité et en insouciance, nous le perdrions en liberté. « J’émerge seul et dans l’angoisse à la conscience d’être le fondement sans fondement de toutes les valeurs » écrivait Sartre. Etre libre, ça n’est rien d’autre qu’avoir le choix de ses vérités. Une totale maîtrise du vrai eût été une essence forcée de notre humanité, et une essence que notre existence n’aurait pu imprimer du sceau de son individualité.

Le mythe de la Genèse nous rappelle que nous avons failli atteindre la connaissance du bien et du mal, du vrai et du faux. Nous avons failli devenir dieux, et connaisseurs de la vérité, comme principe de toutes les autres, comme attribution essentielle de chacune de ces vérités que, dieux déchus, nous tenons maintenant pour vraies, et non comme attributions accidentelles de substances intelligibles dont seule l’apparence nous semble être tenue pour vraie. Mais la connaissance de l’Un-Bien platonicien, la possibilité de recréer le Verbe, cela eût encore été prétexte à la création du monde, parce que sans ces conditions, il n’est pas de souvenirs logiques (c’est-à-dire exprimés par le langage), mais uniquement mythiques. La liberté dépend des restrictions que sont le langage et une connaissance imparfaite du monde.

La volonté immanente à notre être n’est donc pas seulement de nommer le néant. Car si nous aimons la vérité en tant qu’opacité présente, ça n’est que parce que nous la concevons comme une clarté à venir. L’être qui adviendra expire dans le néant présent de la vérité totale. Mais, sans faire du temps une succession d’inexistants, le mode d’expression de la vérité semble donc atemporel. On ne sort de cette impasse métaphysique qu’en reconnaissant à la quête de la vérité ce que Kant reconnaît au travail (en vue de l’estime de soi) et Schopenhauer à l’art, à savoir la possibilité de réduire l’inachevé et de participer à la continuation de la création du monde par la philosophie.

Reconnaître cette force à la philosophie, pourrait-on objecter, c’est oublier qu’elle ne fournit pas de résultats apodictiques – et qu’en cela elle ferait défaut à un parachèvement de la création -. Mais on en oublierait ce qu’est la philosophie même, à savoir une science qui n’a d’autre fin qu’elle même. Si on reconnaît des finalités pratiques à la philosophie (vivacité d’esprit, aptitude au jugement, à la tempérance, etc.) elle est avant tout exercée pour elle-même, n’ayant d’autre appui que sa propre impuissance à fournir des résultats apodictiques. Ce qui fera dire à Kant qu’ « on pense toujours plus qu’on ne connaît ». Sans la connaître, et par la seule nature de notre pensée (qui détruit sans répit les préconçus en vue de l’irrésistible certitude), nous semblons donc obligés d’aimer la vérité.

Mais quelle est cette irrésistible certitude ? Car rien n’est plus vraisemblable que l’erreur. (Lucifer est, dit-on, le plus beau des anges.) Si l’erreur était invraisemblable, nous ne la tiendrions jamais pour une vérité. Et, si cela suffit à faire émerger en nous le doute, rien ne nous assure que ce scepticisme premier deviendra facilement le doute méthodique de Descartes. Car prétendre faire table rase pour laisser ressurgir le cogito et le cortège de certitudes absolues qu’il éveille, c’est nier les connaissances acquises. Or on ne peut se défaire d’un passé de connaissances, on ne peut qu’anesthésier un temps notre aptitude à la ressouvenance. Au sens cartésien du doute, nous façonnerions la vérité à l’image de nos seuls moyens humains d’accéder à la connaissance du vrai. La conscience étant la première forme de la vérité telle que nous la percevons (ou croyons la percevoir), toute vérité devrait donc être traduisible, convertible en intelligence et perception (l’âme et le corps étant nos seuls alliés). Notre humanité déterminerait donc l’essence que doit prendre la vérité. Mais n’est-ce pas plutôt la vérité qui doit être compatible avec notre entendement, et non l’inverse ? Auquel cas la vérité, sa quête, ne seraient qu’un attentisme ?

La nature de la vérité est un problème. L’inconnu est toujours de nature impalpable par définition, au point de s’assimiler encore à l’inconnaissable. Mais puisque nous aspirons à la connaître, le mode de manifestation de la vérité (de notre vivant tout au moins) doit se conformer et à notre nature et à notre mode d’aimer. En cela, nous conférons donc déjà un caractère aimable et connaissable à la vérité. Nous la conditionnons. Nous nous étions déjà demandé si la vérité était ainsi conditionnable, si elle ne devait pas ne pas nous apparaître du tout plutôt que nous apparaître sous une forme insaisissable, mais ces questions ne sont pas acceptables, en ce qu’elles trahissent la nature de la philosophie, à savoir de se satisfaire de ce qui parfois peut sembler directement accessible à l’entendement. Nous devons tenter de faire paraître la vérité, qui n’est autre que notre propre personne, et non pas attendre qu’elle apparaisse. Car la vérité n’est pas une contingence, mais une nécessité. Dès lors que nous avons ne serait-ce qu’une seule vérité (semblable au cogito cartésien), de contingente, cette vérité est devenue nécessaire. Et donc parfaitement conforme à notre mode d’aimer, de connaître et de reconnaître. Personnifions, par exemple, la vérité en l’être aimé. Stendhal, au début de son essai De l’amour, nomme « cristallisation » ce processus par lequel on aime plus l’idée que l’on se fait de l’être aimé que de l’être aimé lui-même. Si nous n’aimions pas la vérité en tant que telle, mais l’idée que l’on s’en ferait, cela ne serait pas totalement un échec pour la philosophie. L’échec serait créateur. Le philosophe, l’ami de la sagesse et de la vérité connues pour elles-mêmes, prend ainsi conscience de son intentionnalité : la vérité est un « à-atteindre » si, et seulement si, le présent n’est fait que de l’idée que nous avons de la vérité. Or nous tenons le constat selon lequel on n’aimerait que l’idée de la vérité obtenue et non pas la vérité même, pour une vérité. Et c’est précisément cet acquis sur lequel s’érige la connaissance. Et cette accumulation progressive de la connaissance, ce dépouillement évolutif de l’aspect sensible des choses qui permet de les saisir dans toute la clarté intelligible d’un concept, sont l’amour même de la vérité présente.

La vérité est à la connaissance ce que le beau est à la sensibilité et ce que la philosophie est à celui qui s’interroge (c’est-à-dire celui qui s’indigne d’aimer la vérité sans en concevoir l’entière représentation). Aimer la vérité c’est cette vérité même par laquelle on continue d’aimer ce que nous croyons (au sens de la foi et non de la crédulité) avoir toujours connu et ce que nous chercherons toujours à connaître. On se souvient du cri de Zarathoustra : « Jamais encore je n’ai connu la femme dont j’aurais aimé avoir des enfants, sinon cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! », et l’on sent bien que non seulement cette inconnue a un visage familier mais encore que cette éternité est jumelle de la vérité.

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