Dissertation philosophique copie de Nora El Qadim 1er prix 2000

Qu’est-ce qu’un maître ?

par Nora El Qadim, 1er prix de dissertation philosophique (séries ES et S), 2000

Un maître, c’est toujours un peu effrayant. Effrayant parce qu’il y a toujours ce grand bonhomme, l’oeil intimidant qui surgit dans l’esprit comme un diable hors de sa boîte.

Mais le terme est polysémique : s’il est vrai « qu’un maître » c’est souvent d’abord un dominateur, « un maître » c’est aussi celui qui enseigne, qui transmet un savoir (le bonhomme devient déjà bien moins effrayant, avec ce sens du mot !). Enfin, « un maître » c’est celui que nous suivons, celui qui nous guide.

Lequel est un maître ? Celui qui domine, celui qui enseigne ou celui qui guide ? Comment distinguer le maître de l’usurpateur ? Qu’est-ce qu’un maître ?

* * *

Le maître, c’est d’abord celui qui domine les autres, celui qui a le pouvoir. Ce pouvoir qu’il possède repose sur différentes bases : la crainte que le maître inspire, l’illusion de posséder des qualités exceptionnelles, la dépendance qu’il instaure chez ceux qu’il domine…

On peut ainsi distinguer plusieurs types de domination. La domination traditionnelle, de type ancestral, repose sur la reconnaissance du groupe et sur la tradition ; c’est, par exemple, le chef de clan. La domination charismatique repose sur la personnalité du maître, son charisme, sur l’illusion qu’il donne d’être presque un demi-dieu, sur la crainte qu’il inspire de ce fait ; ce type de domination se retrouve chez nombre de despotes. Enfin, la domination légale-rationnelle repose sur la législation : le « maître » est alors celui qui représente le mieux le groupe qui l’a désigné ; c’est en principe le cas des dirigeants en démocratie. Bien sûr, ces trois types de domination sont rarement distincts dans la réalité, et ils se mêlent les uns aux autres pour mieux asseoir la domination d’un individu sur les autres.

Car la domination est un rapport aux autres. Le maître est alors celui qui sait ou qui a su instaurer entre les autres et lui cette relation. Le type du maître évolue donc en fonction de l’espace et du temps. Il n’est pas un seul modèle de dominateur. Le « dominus » romain en est un, tout comme plus tard les propriétaires des plantations du Nouveau Monde. Le propriétaire possède alors terres et esclaves, il est le maître.

Le terme « posséder » est polysémique : « posséder quelqu’un » aux temps de l’esclavage, c’est le considérer comme un objet qui nous appartiendrait. Mais « posséder quelqu’un », c’est aussi le tromper par la ruse, l’illusionner. Cette pluralité de sens nous amène à considérer le tyran (au sens moderne du terme) en tant que maître. Le tyran est souvent celui qui s’est fait désigner par la population en l’illusionnant et en faisant preuve de charisme. Qui ne se souvient des effets des discours de Mussolini ou de Hitler, et de leurs personnes, sur des foules en liesse ? Ces brefs moments extraits des actualités d’époque suffisent à nous montrer quelle peut être l’ampleur de la domination, de l’emprise du maître. Le maître est alors celui qui s’impose en tant qu’indispensable aux autres.

La domination peut alors être matérielle. Celui qui possède des biens (encore une fois la possession) peut imposer sa domination à ceux qui en sont dépourvus. Ce maître-là serait d’après Marx le capitaliste. Celui-ci, par accumulation du capital, dispose des biens de production. Le travailleur-prolétaire ne possède lui que sa force de travail qu’il doit monnayer pour survivre. Le capitaliste s’impose alors en tant qu’organisateur de la production, puisque le travailleur astreint à une tâche particulière et répétitive ne possède plus le savoir-faire nécessaire à l’accomplissement de l’ensemble du processus de production. Le capitaliste dépossède donc le travailleur non seulement du sens de son travail, mais aussi de son savoir. Le maître est ici celui qui organise et détermine la vie d’une collectivité.

La question du savoir et des savoir-faire nous amène à la question de la domination culturelle. Le maître-dominateur est celui qui impose aux autres sa culture comme référence absolue. Ce type de maître se retrouve chez le colonisateur. Le maître est ici celui qui acculture les autres, qui les dépouille de toute culture pour mieux les dominer.

Le « maître » est donc à première vue le dominateur, celui qui exerce le pouvoir. Le mot a alors une connotation fortement négative. Il apparaît comme un homme assoiffé de pouvoir, effrayant ou doucereux, manipulateur. C’est en tous cas, en-dehors de tout cliché, celui qui fixe les règles du jeu pour tout le monde. C’est celui qui impose valeurs et jugements. C’est celui qui sait se rendre indispensable pour mieux dominer. C’est celui qui dirige la vie des autres. Du pharaon aux dictateurs modernes, du « dominus » des latifundia au colonisateur, le maître-dominateur sait se faire respecter, mais il n’inspire pas le respect. Il est celui à qui l’on obéit, pas celui que l’on écoute. C’est pourquoi, il faut distinguer le maître-dominus du maître-maestro.

* * *

Il est un maître respecté. Il est le Maître. Le maître, celui qui donne au lieu de prendre. Le maître n’est plus dominateur mais modèle.

Qui est le maître ? C’est celui qui possède le savoir. Le maître n’a plus alors ni sujets ni esclaves, il a des élèves. Ce maître-là incarne pour ses élèves le but à atteindre, la perfection.

Ce maître, c’est le maître du compagnonnage. Lui connaît les techniques, il connaît les plus belles formes, les plus belles lignes, les couleurs et les tons, il connaît les outils et la façon dont il faut les utiliser. L’apprenti, lui, ne sait rien encore. Mais il se propose de travailler, non pas pour sa survie (comme le travailleur prolétaire décrit par Marx), mais pour apprendre. Le compagnon le lui permettra, diffusant le savoir du maître, auprès duquel il est maintenant reconnu.

A l’école, les enfants appellent leurs instituteurs ou institutrices « maître » ou « maîtresse ». Cette appellation ne résulte pas seulement d’un usage mais reflète bien l’importance de celui qui enseigne. Il est détenteur d’un savoir que, bien loin de garder jalousement, il met à la disposition d’autres individus.

Dans le domaine de l’art, le maître devient maestro. Les Mozarts et les Beethovens ont été admirés par nombre de personnes. Les Raphaëls et les Michel-Anges aussi. Le maître est alors le modèle, celui qui a su imposer son originalité comme nouvelle forme de l’Art. Dans Sarrasine, Balzac décrit un jeune sculpteur, Sarrasine, bénéficiaire du prix de Rome. Dans la ville capitale, écrit-il, le jeune homme partageait son temps entre l’admiration des chefs-d’oeuvre de maîtres au-dehors, et la création dans son atelier.

Ce maître-là, celui qui enseigne, n’a point besoin d’être vivant. Car ses oeuvres sont un enseignement. Ainsi les artistes de la Renaissance ont-ils pu prendre pour maîtres ceux de l’Antiquité.

Mais bien loin de se contenter de les imiter, ils ont voulu les dépasser. Le maître-maestro n’est donc pas un maître restrictif, limitatif ; s’il impose des règles, elles sont justifiées. D’ailleurs, les règles sont bien mieux respectées lorsque leurs motivations sont comprises que lorsqu’elles paraissent arbitraires. Elles ne sont pas imposées, mais rigoureuses. Et l’élève accepte cette rigueur, car il sait qu’elle seule lui permettra le progrès ; sinon il est toujours libre de s’en aller.

Ainsi, il paraît simple de distinguer le maître-dominateur du maître qui enseigne. Le maître-dominateur fait reposer son pouvoir sur la crainte, tandis que le maître qui enseigne a un pouvoir qui repose sur le respect inspiré. Tandis que l’un tente d’illusionner le plus grand nombre par des connaissances creuses, l’autre dispense un savoir profond. Enfin, tandis que le premier cherche à dominer toujours plus par l’instauration de règles parfois arbitraires, le second tente de laisser à chacun sa liberté et n’instaure des règles rigoureuses que comme conditions à l’accès au savoir. Au total, tandis que l’un cherche à prendre et à enlever tout ce qu’il peut autour de lui, l’autre possède déjà une science et il ne cherche plus qu’à aider ceux qui le désirent ou à vivre de sa science.

Et parfois, le maître ne possède rien. Mais il donne beaucoup tout de même. C’est peut-être ce maître-là, le maître-guide, qui est ce que l’on doit nommer « un maître ».

* * *

Le maître-guide est encore différent. Il n’est ni celui qui domine, ni celui qui enseigne. Il ne possède pas un savoir mais une sagesse. Ce maître-là est celui qui montre le but, ou en tous cas, la voie à prendre. Mais il ne dit pas être cette voie ou ce but.

Le maître-guide, c’est l’étoile du berger qui montre la route aux Rois mages. C’est Siddharta, Bouddha expliquant comment il est parvenu à l’illumination, mais disant à chacun de suivre sa propre voie. La connotation mystico-religieuse du terme « maître » apparaît ici, mais cette connotation a été si souvent utilisée à des fins de domination, qu’elle inspire aussi bien méfiance qu’attirance.

Le maître est ici celui qui amène à la Sagesse, ou du moins à la connaissance. Le type même de ce maître serait Socrate-maïeuticien. Bien loin d’imposer une connaissance ou un savoir, le philosophe menait petit à petit son interlocuteur vers la compréhension de ses erreurs ou même, vers la compréhension d’une vérité, et ce seulement en soulevant des objections.

De même, le psychanalyste doit être selon Freud, un guide moderne. Le psychanalyste doit amener son patient à mieux se comprendre lui-même, et ainsi à adoucir le sur-moi tout en réduisant les exigences du ça.

Voilà la fonction du maître-guide : aider celui qui le suit à mieux se comprendre, et donc à s’affranchir pour suivre sa propre voie. Car nous n’avons pas tous à poursuivre le même chemin. Chaque parcours est unique : la force du maître consiste à faire trouver à celui qui l’écoute ce parcours.

Finalement, ce maître-guide est guide dans la recherche d’un Absolu. Bien sûr, il n’est pas toujours clairement distinct du maître qui enseigne, mais il est avant tout un maître qui affranchit.

En ce sens peut-être est-il possible de dire qu’Amour est un maître. Bien sûr l’amour entraîne parfois dépendance et violence… mais il n’est pas Amour dans ce cas. L’Amour du chevalier pour sa « gente dame » lui fait accomplir des actes nobles ; il lui dévoile la générosité et la bonté, le courage… Dans La Princesse de Clèves, l’héroïne préfère mourir d’Amour plutôt que de sacrifier son honneur ou sa conscience. Car enfin, voilà, Amour dévoile un Absolu, cet Absolu que l’Homme cherchera toujours à atteindre. Il faut alors entendre Amour au sens quasi-religieux de : « Aimez-vous les uns les autres ». Car le maître guide est celui qui aime ceux qu’il mène. Le Dieu-rédempteur remplace alors le Dieu-vengeur.

Le maître, c’est celui qui montre à son élève, à son disciple ou à son ami – on ne sait plus vraiment comment l’appeler – l’Absolu qui était enfoui en lui-même, cet Absolu qu’il va maintenant pouvoir tenter d’atteindre.

Dans Narcisse et Goldmund, Hermann Hesse décrit un tel maître, un tel guide : si Narcisse est fait pour l’étude et la voie monacale, il constate que son jeune ami Goldmund ne réalise pas un désir intime et profond en entrant au monastère. Il mènera alors Goldmund à trouver dans le souvenir sa propre voie, celle de l’Amour et de l’Art, celle d’une recherche de l’Absolu dans la sculpture. A la fin de sa vie, Goldmund retourne voir son ami, son guide, et finalement plus que tout autre son maître.

Le maître est celui qui dévoile, celui qui montre. Il est celui qui ne cherche pas à dominer, mais à affranchir. Le maître est celui qui nous libère de toutes contraintes hormis celles que l’on s’est choisies. Il est celui qui ramène à nous-même cette personne si longtemps oubliée : nous-même. Le maître est celui qui nous apprend à dire « je » et à aimer.

* * *

« Qu’est-ce qu’un maître ? » Le mot maître est polysémique : il nous faut distinguer le maître dominateur du maître qui enseigne ou du maître-guide.

Mais le maître, ce n’est pas celui qui domine les autres, car il n’est pas alors maître de leurs pensées.

Un maître ? C’est celui qui enseigne une science, un art. Et finalement, celui qui enseigne plus qu’une science et plus qu’un art, la liberté. Car c’est cela apprendre à dire « je » : apprendre à choisir et à avoir confiance en ses choix.

Un maître ? C’est celui qui mieux que tous sait aimer et donner. Car lorsqu’il donne de lui-même, il ne perd rien mais au contraire s’enrichit. Un maître, c’est celui qui dévoile le chemin. Bien sûr, la route est encore longue, et dure ; le but, sûrement inaccessible, peut-être à peine visible. Mais cette route, nous savons que nous devons la suivre, car cette route est unique, parce qu’elle est nôtre.

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