Architecte
Monsieur le Premier Ministre,
Mesdames, Messieurs,
Cher Jean Favier,
C’est un honneur évidemment d’avoir été invité. Merci. Je me demande ce que je vais vous dire. Pourquoi ? Parce que ce métier d’architecte qui est un grand et beau métier est en fait très incertain. Ne voyez pas dans le mot incertain la moindre défiance, mais finalement le doute est certainement la meilleure position intellectuellement, aujourd’hui et peut-être plus encore demain. Ce doute s’est petit à petit insinué dans l’esprit des architectes car depuis à peu près vingt ans nous avons vécu une évolution incroyable de notre profession.
Tout a commencé, on peut dire, au moment de 1968. Avant 1968, à peu près cinq cents cabinets construisaient en France. C’est ce qu’on appelait les mandarins. Après 1968, une période un peu floue, complexe, voit la naissance d’une école beaucoup plus sociologique : elle ne dessinait plus, elle écrivait ou tentait d’écrire.
Puis ce bouillon plus ou moins de culture suscite une certaine sensibilité non seulement au sein de la profession mais surtout au sein de l’Etat. Et un ministre, Michel d’Ornano, écrit un projet de loi dont l’article premier déclare l’architecture d’intérêt public. Et pour les architectes ce fut le départ d’une mutation en profondeur qui n’est toujours pas achevée aujourd’hui : elle a permis aux jeunes d’accéder à la commande publique. En effet, avant 1968, les architectes étaient à l’Ecole des Beaux-Arts, avaient un Prix de Rome et lorsqu’ils rentraient en France la commande publique était assurée. Il n’y avait pas de consultation, il y avait un droit acquis pour les Prix de Rome de bâtir les bâtiments de la République. A partir du moment où sous Giscard d’Estaing avec la constitution de son grand ministère, Michel d’Ornano lance une remarquable politique d’ouverture, tout s’en trouve modifié : les écoles, mais surtout les commandes d’Etat. Toutes les commandes publiques doivent être soumises à des consultations, à des concours. Et de fait, ces consultations sont entourées, si je puis dire, d’une part d’une mission interministérielle qui s’intéresse à la qualité des constructions publiques et d’autre part d’un institut français de l’architecture qui lui s’intéresse à la promotion de cette culture architecturale nouvelle. Et cette mise en place de ces consultations ouvertes à des architectes jeunes, moins jeunes, français, étrangers, crée des conditions de vitalité, de renouveau en terme de création tout à fait importantes.
Cette période est un peu une période de fertilisation de ce champ. L’arrivée de François Mitterrand et la politique des grands travaux est le bouquet final. Car la commande publique non seulement est devenue règle, mais elle devient emblème. Et il faut dire que cette promotion tout à fait française est à l’époque uniquement française – dans les autres pays européens ce mode de consultation n’existait pas – nous étions le seul pays à ouvrir cette commande publique, à l’ouvrir non seulement pour les Français mais aussi pour un certain nombre d’étrangers, comme je le disais, il y a un instant. D’où un formidable espoir, un enthousiasme pour cette génération, la mienne, qui a été portée par cette politique de la commande publique et qui a trouvé effectivement, pour ma chance, pour mon destin, une conclusion.
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Si l’on retrace très rapidement la consultation pour le concours de la Bibliothèque nationale de France, il faut qualifier ce concours de tout à fait exemplaire. Il s’organise en plusieurs étapes, la première consiste en un appel de candidature publique. Les architectes répondent : environ trois cents architectes, la moitié français, la moitié étrangers du monde entier. Le jury se réunit, travaille deux jours, sélectionne une vingtaine de candidats et il propose un programme pour lequel ils vont établir une esquisse. Ces architectes travaillent pendant trois ou quatre mois et présentent leurs esquisses, de façon anonyme. Le jury se réunit à nouveau sous la présidence de Pei, l’architecte de la Pyramide, et choisit quatre projets : deux anglais, deux français. Ces quatre projets sont présentés au Président de la République qui s’était fait pincer les doigts au moment du concours de l’Opéra de la Bastille (un choix qu’il n’avait peut-être pas tout à fait souhaité). Donc le Président, visiblement prudent, souhaite voir les quatre projets et demande au ministre en charge à l’époque de cette consultation un exposé sur ces quatre projets. Et François Mitterrand en choisit un. Ce processus témoigne de la qualité, si je puis dire, de la commande publique. Soulignons la notion d’ouverture, d’analyse, de discussion et de choix. Et ce mode de consultation a évidemment des conséquences en terme de qualité de projet, mais aussi en terme d’organisation professionnelle. Ces échanges se développent de façon beaucoup plus large sur ces commandes qui ne sont plus captives. C’est dire que vous pouvez vous présenter à des concours pour l’édification d’une bibliothèque, d’un hôpital, mais aussi à l’appel de petites communes, etc.
Cette grande diversité de commandes permet à toute une génération d’architectes qui n’avaient pas, quand ils ont commencé leurs études, l’idée de pouvoir exercer aussi vite, de se mettre à » gratter « . Ce qu’on appelle chez nous » gratter » c’est le bruit de la lame de rasoir sur le calque, c’est-à-dire en fait travailler. Lorsque les projets sont retenus, ces architectes ouvrent une agence, un atelier. Les choses deviennent alors pour eux un petit peu moins simple car ils sont dans un système tout à fait anachronique, issu essentiellement du XIXe siècle, système où règne la notion de notabilité appréciée par l’Ordre des Architectes. L’architecte autrefois était quelqu’un qui était seul ou à peu près seul. Il avait donc un mode de fonctionnement libéral. Aujourd’hui, ce type de fonctionnement est évidemment anachronique compte tenu des enjeux, des responsabilités et aussi de la mobilité sur laquelle je conclurai tout à l’heure, car la France est certes un grand pays, mais évidemment l’Europe a aussi quelques attraits et l’on voit aujourd’hui s’établir une sorte de distance entre le métier d’architecte et la structure de l’Ordre. Cela n’est pas forcément un problème dans la mesure où une éthique est préservée. Toujours est-il que cette évolution est extrêmement sensible ; elle aboutira dans les prochaines années à une unification fondamentale de notre mode d’exercice.
L’homme de l’art, celui qui va apporter une vision en réponse à un programme, va devoir prolonger son acte par un travail de recherche, de développement, de mise en oeuvre, de vérification accompagné de tout un ensemble d’éléments juridiques qui vont permettre de pouvoir développer ce qu’il a pensé. Car le grand intérêt – et la grande difficulté – est de construire ce que l’on a pensé.
Et pour construire ce que l’on a pensé intervient un certain nombre de phénomènes : des phénomènes de tendances. Après cette période, que j’ai évoquée de 1968, cette espèce de réflexion sociologique, on a assisté à un retour de ce qu’on a appelé le post-modernisme. En architecture, le post-modernisme a été très important. Il se fondait – je parle en Europe – sur l’idée de reconstruire la ville européenne. Donc un retour du travail de la façade, du percement, des proportions, etc.
Aux Etats-Unis cette tendance a été beaucoup plus perverse d’une certaine façon car elle a permis la mainmise d’un certain nombre d’architectes sur la production américaine. Ce qui en fait n’a pas permis aux Etats-Unis de sortir grandis de cette période, on le voit actuellement. Les Etats-Unis étaient, il y a une quarantaine d’années, la nation dotée du plus grand nombre d’architectes de qualité, modernes, s’il en est. Actuellement je compte à peine sur les doigts d’une main les architectes américains de grand talent. Aujourd’hui l’architecture dans le monde se développe en Europe, au Japon, un peu aux Etats-Unis. Un architecte a construit un musée remarquable à Bilbao, le Musée Gougenheim. En dehors de lui et peut-être de deux, trois autres, il y a peu de monde.
Cette évolution de la profession s’inscrit dans le développement du regard sur la société, de sa lecture et aussi des idées sur la ville car, au bout du compte, tout ce que nous produisons, nous architectes, ce sont des éléments qui petit à petit vont bâtir la ville. Et cette problématique de la ville est probablement la seule vraiment intéressante dans la mesure où elle est complètement transversale, c’est-à-dire qu’elle oblige l’architecture à sortir de son champ disciplinaire, de ses querelles stylistiques, et à dire oui, non, ou plus exactement non au mouvement moderne, oui au post-modernisme et par des effets de balanciers, à conduire à des discussions stylistiques donc finalement des discussions académiques.
En fait, cette profession est en train de devenir mutante, et surtout de s’élargir. Cette ouverture comme je l’évoquais tout à l’heure à propos de la commande publique, cette ouverture au niveau territorial, jusqu’à la dimension de la planète, crée des faisceaux d’informations qui se croisent, se rencontrent et permettent aux architectes de développer une vision, une action tout à fait nouvelles qui peuvent être marquées d’une incertitude. Mais en même temps elles sont formidablement enthousiasmantes car ce qui est en train de se mettre en place, était inconnu auparavant.
Et cette approche me conduit à dire qu’être architecte – je trouve que c’est un très beau titre, un très beau mot – est magnifique mais très insuffisant. Car ce qui concerne l’architecture et ce qu’on démontre de jour en jour et d’acte en acte est en fait un champ disciplinaire beaucoup plus étendu qui implique le paysage, l’urbanisme, tout le design, et en fait tout ce qui a trait au visible. C’est dire que lorsque nous sommes questionnés, les questions sont beaucoup plus vastes que le simple fait de construire un bâtiment. Construire la Bibliothèque nationale de France est un défi beaucoup plus grand que de construire une simple bibliothèque nationale, même si déjà en soi ce n’est pas si simple.
Il faut savoir qu’à l’époque, il y a eu une certaine » complicité » entre guillemets, entre deux hommes qui avaient chacun un grand projet. D’un côté un Président de la République voulait donner à la France une bibliothèque nationale et d’un autre côté un Maire de Paris, aujourd’hui Président de la République, voulait urbaniser tout un grand territoire de la Capitale. Donc on se trouvait là dans la conjonction de deux projets qui ne parlaient pas l’un et l’autre que d’architecture, en un mot : construire la ville certes mais aussi comment peut-on bien vivre en ville aujourd’hui.
La ville contemporaine est la vraie question complexe, vaste et impliquant beaucoup de domaines. C’est la question centrale de notre recherche et de notre positionnement. C’est vrai évidemment en France, mais c’est aussi de plus en plus vrai en Europe. Car en Europe les concours se développent, les structures anglo-saxonnes ont une autre relation à la notion de profession libérale, comme vous pouvez l’imaginer, et donc s’organisent en équipes pluridisciplinaires : là aussi on observe un développement des champs d’action, beaucoup plus vastes que les propres champs d’action que nous connaissions précédemment, nous, architectes français. Ce que je trouve extrêmement passionnant, c’est qu’un architecte français est évidemment un architecte européen. Il va échanger avec les autres pays européens pour différentes raisons, culturelles ce qui me paraît assez évident, mais aussi pour des raisons de process, c’est-à-dire d’échanges entre des normes qui vont être développées par exemple en Allemagne sur des questions écologiques, où les Allemands ont une avance sur nous très importante, avec les Anglais sur des questions de maîtrise des coûts, de développements de chantiers et d’opérations, etc., etc. Ces échanges se mettent en place créant une autre forme du métier d’architecte où l’on avait un homme de l’art relativement seul qui dialoguait avec un client public ou privé.
Et ce bouleversement a été de ce point de vue étonnant. On est passé d’un projet à Paris, d’un grand projet traité presque à la maison, dans notre pays avec un client français parlant notre langue, à une organisation aujourd’hui complètement en réseaux puisque nous travaillons dans cinq ou six pays en Europe, avec un bureau à Berlin, un bureau qui va s’ouvrir à Luxembourg pour la réalisation de la Cour de Justice européenne. Ainsi se développe un réseau qu’on pourrait appeler » Perrault » – pour aller vite – qui se situe en fait à Paris, partie d’origine, où se trouvent les racines, partie plus culturelle mais qui suivant les périodes se développe à Berlin où nous avons des équipes de développement allemandes beaucoup plus rompues que les équipes françaises à la mise au point des détails. Elles sont rompues aussi aux réglementations européennes qu’elles appliquent déjà ou si elles ne les appliquent pas, qu’elles se chargent de les faire appliquer par la Commission européenne.
Voilà donc un métier qui s’est complètement ouvert beaucoup plus en réseaux et qui est aussi un métier extrêmement riche en terme de relations humaines. Il est évident que les échanges que vous allez avoir avec d’autres partenaires européens vont vous permettre des développements beaucoup plus larges que ceux que vous pouviez avoir auparavant dans la stricte sphère française. Et ceci augure non seulement de méthodes tout à fait différentes, mais aussi de recherches sur les matériaux qui ne se développent pas forcément chez nous mais sur lesquelles peuvent travailler d’autres pays.
Tout cet ensemble permet de conserver au métier cette dimension de la Renaissance. On demande à l’architecte, pendant deux heures, d’être politique, pendant deux heures de dessiner, pendant deux heures d’écrire, puis on l’invite à un dîner pour qu’il parle. Ensuite il va aller sur le chantier, visiter un laboratoire pour voir des essais en soufflerie, etc., etc. Formidable variété d’actions et de rencontres ! Aussi dans la même journée : vous travaillerez sur un chantier avec des ouvrier vous rencontrerez des personnalités diverses en d’autres lieux. Formidables possibilités de s’imprégner et de beaucoup apprendre ! Quelqu’un disait : » L’architecte s’est celui qui au début d’un projet ne sait rien et à la fin sait tout. » Il y a là peut-être quelque chose d’assez vrai ; toujours est-il que cette capacité d’apprendre en cours de route, de développer, de démultiplier en fait le système de connaissances est un phénomène contemporain. D’une certaine façon, nous architectes, nous n’avons peut-être pas le courage, comme les artistes l’ont eu à une certaine époque, de dire : l’art est mort. Les scientifiques aussi à leur manière se sont aperçu que la science n’était pas aussi linéaire qu’ils l’avaient cru, et qu’il y avait là aussi à intégrer une sorte de doute dans ses processus. Les architectes ont très longtemps, trop longtemps à mon avis, été pétris de certitudes. Aujourd’hui, c’est moins vrai. Déclarer même à retardement que l’architecture est morte ne l’a jamais fait disparaître. Lorsque les artistes, comme je le disais, ont déclaré l’art mort, l’art n’a pas disparu pour autant. On pourrait même dire qu’il est encore plus largement épanoui.
L’idée de l’architecture considérée comme un art qui se cantonne comme elle le faisait autrefois à un discours stylistique sur les bâtiments, est morte aujourd’hui. Sa mort nous permet de mettre en cause finalement les fondements de cette action qui est de bâtir.
Et je conclurai en disant que pour moi la plus grande difficulté, du moins la plus grande question, c’est que l’architecture est l’art qui crée de l’interdit. Pourquoi ? Imaginez un champ. Vous construisez un mur : construire un mur c’est faire de l’architecture. En le construisant au milieu du champ, vous séparez ce champ en deux parties. C’est toute la question : comment peut-on séparer sans exclure ? C’est une question contemporaine.
Comment peut-on construire des bâtiments qui nous protègent mais qui ne nous séparent pas de notre environnement ? Et là le choix de la matière est évidemment essentiel car selon ce choix il y a échange ou pas entre l’extérieur et l’intérieur. Se trouvent impliquées des options esthétiques, la recherche en terme de matériaux, le problème des coûts, etc. Et je trouve que c’est une belle équation à tenter de résoudre, l’architecture étant un paradoxe parce qu’elle est en fait un acte vivant, un acte humain, et notre vie est paradoxale donc, soyons heureux. Merci.