Discours de Monsieur Jean Favier

Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres
Président de l’Association des lauréats du Concours général

Depuis notre dernier dîner, votre président a changé de casquette. Quand j’étais à la tête des Archives de France, il m’est arrivé de vous parler de la mémoire des hommes. Quand j’étais responsable de l’une des plus grandes bibliothèques du monde, je vous ai dit pourquoi j’avais confiance en l’avenir du livre, un livre enrichi et complété par tout ce que peuvent nous procurer comme moyens d’information les technologies nouvelles de mémorisation et de diffusion de la pensée, de la connaissance et de l’imagination.

Me voici président de la Commission française pour l’Unesco. Pourquoi ne pas vous parler de ce que sont les préoccupations de ceux qui cherchent un partage équitable entre les hommes dans les différents domaines de l’éducation, des sciences et de la culture ?

J’en retiens une, ce soir : la mondialisation. Tout le monde en est conscient et tout le monde a le mot à la bouche. Ce n’est pas une raison pour ne pas analyser le phénomène. Si l’on veut bien admettre que ce qui est aujourd’hui le lot des uns sera demain le lot des autres, il concerne tout le monde.

La mondialisation est fille de la société d’information. Rien ne peut survenir aujourd’hui en quelque région du globe que ce soit que nous n’en soyons immédiatement informés. L’information est rapide : moins d’une seconde, avec les liaisons par satellite. Elle touche tous les domaines de l’activité humaine ou de la vie de la planète : du massacre à l’éruption volcanique, de la découverte d’une tombe égyptienne au lancement d’une fusée spatiale. Elle est un grand progrès pour l’humanité, à qui rien de ce qui la touche ne demeure étranger. Elle est un danger en ce que la course à l’information conduit à des données ponctuelles parfois incompréhensibles, donc à des contresens, et à l’anticipation qui fait naître de vains espoirs et d’inutiles terreurs.

Souvenez-vous. C’était lors d’un récent conflit au Moyen Orient. Avant que les populations bombardées entendent le sifflement du missile qui fondait sur elles, nous, assis dans nos fauteuils devant la télévision, nous connaissions la cible, nous voyions partir l’anti-missile, et nous savions si le missile agresseur avait été touché en vol ou s’il allait dans quelques secondes atteindre son but.

Vous avez en tête les nombreuses découvertes qu’on nous annonça et qui n’en furent pas. Combien de fois n’a-t-on pas annoncé le remède enfin trouvé à telle ou telle maladie ?

L’information a fini par se muer en un droit dont les fondements sont incertains et les contours plus incertains encore. « J’ai le droit de savoir », dit notre contemporain sans se demander comment justifier sa prétention. J’ai le droit de savoir ce que négocient les diplomates ou ce que préparent les militaires, au risque de faire échouer la négociation ou la stratégie. Il me souvient d’avoir lu dans un journal qui ne se voulait pas révolutionnaire le lieu et l’heure d’une manœuvre qui se voulait surprise. Et j’ai également le souvenir, amusé car la naïveté est parfois réjouissante, d’un responsable politique qui exigeait qu’on publiât les plans du système de sécurité d’un grand équipement national, système qui reposait bien entendu sur le fait que d’éventuels malfaiteurs l’auraient ignoré. En bref, nos contemporains veulent tout savoir, mais il demeure qu’ils attendent qu’on ne dise rien sur eux.

Au vrai, qui serait favorable à une société de l’opacité, du secret, de l’arbitraire. Evidemment, personne. C’est dire la difficulté de toute maîtrise des systèmes politiques ou technologiques de l’information. C’est la langue d’Esope.

Les restructurations de la société industrielle ne sont pas moins responsables de la mondialisation. Du matériel audiovisuel au jouet pour enfant, les produits auxquels s’accroche notre civilisation de l’an 2000 sont identiques à travers le monde. Que ceux qui ont beaucoup voyagé et voyagent encore pensent à ce modeste aspect de la mondialisation. Il y a trente ans, le voyageur pouvait sans peine trouver quelque chose à rapporter à sa famille qui était demeurée au foyer. Aujourd’hui, c’est fini. Vous ne trouverez à rapporter de Chicago ou de Singapour que des choses qu’il vous est aisé de vous procurer à Paris.

Mais le phénomène est plus insidieux. Il touche les bases de la société, et non le simple désir d’acheter un transistor à trente fonctions que vous croyez américain et qui vient de Corée ou une jolie chemise portoricaine dont vous vous apercevez en la déballant qu’elle est griffée Yves Saint-Laurent et qu’elle est fabriquée à Panama. Cela m’est arrivé. Pensez que les décisions opérationnelles qui sont la traduction des législations nationales sont maintenant et seront de plus en plus prises par des sociétés multinationales dont la politique n’est évidemment pas de contrarier les législations nationales mais qui ne peuvent négliger les impératifs de leur stratégie mondiale. Autant dire que le droit et la pratique du travail ne peuvent se penser, dorénavant, qu’en conscience des réalités mondiales.

La mondialisation n’est pas moins liée à une très nouvelle prise de conscience. Un exemple : il aura fallu cinq minutes, en 1929, pour que, par téléphone ou par radio, le monde entier apprenne le krach de Wall Street. Il aura fallu trois ans pour que la crise fasse s’effondrer certains établissements bancaires de l’Europe centrale. La crise était en Amérique, elle ne concernait pas l’Europe. Du moins le pensa-t-on longtemps. Aujourd’hui, les marchés de New York, de Londres, de Francfort ou de Paris répercutent à la minute les frémissements du marché de Hong Kong ou de Tokyo. Et vice versa. Prose de conscience du caractère mondial de quelque phénomène que ce soit.

Nous avons vu, en quelques décennies, les droits de l’homme quitter le vague des déclarations théoriques et s’appliquer à des droits précis, rarement satisfaits parce que la perfection n’est pas de ce monde, mais contraignants pour tout homme de bonne volonté. Je pense au droit à la paix, dont on débat beaucoup ces temps-ci en cherchant à sortir de l’univers des vœux pieux. Je pense droit à l’équité, avec ses différentes traductions. Je pense au droit à l’instruction, aujourd’hui tenu pour la véritable base de tous les autres.

Si l’on veut sortir du clivage absolu entre l’idéologie théorique et le réalisme des nécessités, si l’on veut réunir les discours et les actes, il faut une claire vision des obstacles.

La plupart tiennent à la diversité des cultures et des héritages sociaux. C’est là que nous trouvons la racine de bien des différences dans l’appréciation des idéaux et des phénomènes, donc dans l’estimation des besoins et la détermination des réponses. On peut le regretter ou s’en féliciter, mais on n’y fera pas grand chose à l’échelle des vies humaines. J’ai évoqué le droit de savoir. Entre l’Américain qui vous dit, trois minutes après avoir fait votre connaissance, le prénom de sa femme, ce qu’il gagne et pour quel parti il vote, et le Français qui tait le plus souvent ces informations, la différence n’est pas près de se résorber. Et le souhaite-t-on de part et d’autre de l’Atlantique ? Ajouterai-je : entre l’Autrichien qui se ruine pour aller à l’Opéra et le Français qui juge l’Opéra ruineux ? Ou entre les téléspectateurs de Bouillon de culture et ceux des Grosses têtes ? Qui a tort, qui a raison ? Tout le monde et chacun. Heureuse diversité qui permet à chacun de trouver son bonheur, d’une vie ou d’un instant. Mais diversité qui s’oppose à toute définition planétaire des aspirations.

C’est à propos de la démocratie que s’affrontent les perceptions nées de la diversité. Un chinois qui se voulait démocrate me disait  » La démocratie, nous n’avons jamais eu cela. Nous la voulons. Nous l’aurons. Mais si cela met mille ans, ce n’est rien pour nous « . Un langage que je n’ai pas entendu dans des pays où l’on préférerait la démocratie aujourd’hui à la démocratie demain matin. Alors, quand les pays qui se jugent en démocratie donnent des leçons aux autres, les leçons sont diversement reçues. Pensez donc : il y a un siècle et demi entre l’affaire Calas et l’affaire Dreyfus. Et le même pays, le nôtre, qui a enseigné à tant de pays à travers le monde que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit aura mis cent cinquante ans à donner le droit de vote à la moitié de la population adulte, je veux dire aux femmes.

Autant dire que la diversité des héritages culturels, voire des héritages religieux, oppose bien souvent ses contraintes à notre désir de généraliser les droits liés aux idéaux les plus élémentaires. L’égalité entre les sexes est ici l’exemple le plus douloureux.

N’oublions pas la diversité des structures sociales et des situations démographiques. On peut parler des droits de l’enfant, c’est facile. Il est plus difficile de définir l’enfant. Tout autant que le vieillard ! Et de dire ce que la société peut attendre d’un enfant, peut exiger de lui, ou ce que l’enfant peut légitimement attendre, en tant qu’enfant, de la société.

Il en va de même de la relation entre le travail et le loisir. Individualisme, esprit de corps, esprit de groupe, tout cela varie d’une longitude à l’autre, ou d’une latitude à l’autre.

Tant de diversités sont chose heureuse, qui donnent à l’humanité ses couleurs. L’idéal n’est pas un monde aseptisé où chacun ressemblerait à l’autre. La même Unesco qui serait souvent tentée de normaliser la morale internationale vient, sur la proposition conjointe de plusieurs pays dont la France, de mettre de sérieuses barrières devant les développements du clonage, progrès scientifique de premier ordre à bien des égards, menace pour le génome humain à tant d’autres. Comme en tant de domaines, il faut gêner les gens sérieux pour se garder des fous.

Incitation à la créativité, la diversité des cultures et des appétits de culture ne portera ses fruits que dans un esprit de tolérance. Que chacun vive à sa façon, s’exprime et ressente à sa façon, mais que chacun se sente porteur du destin des autres. Que les autres soient ceux de la famille, ceux du pays ou ceux du monde entier. Assumer la mondialisation, c’est comprendre cela.

*
***

J’ai aujourd’hui le plaisir de vous présenter Jean Tulard. Il est assez connu pour que le propos soit en apparence simple. Et je devrais n’avoir qu’à le remercier.

Mais Jean Tulard est un homme à facettes.

Sa carrière semble classique. Il est né à Paris, dans une famille d’administrateurs. Il est agrégé d’histoire, docteur ès lettres. Il est professeur. Directeur d’études à la quatrième section de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, il est professeur à la Sorbonne. Il a même enseigné à l’Institut d’Etudes politiques. Il est membre de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Comme il va de soi, il dirige des recherches, il anime des publications, il organise des collections. Il est membre de vingt commissions.

Il s’est fait connaître du monde scientifique puis du grand public, comme l’historien de Napoléon. Sa thèse et de nombreux livres et articles ont fait sa réputation. Il vient de publier un Fouché qui est un chef-d’œuvre. J’ai presque fini de le lire.

Mais dire qu’il pratique le culte de l’Empereur serait abusif. D’abord parce que je ne suis pas certain qu’il aime Napoléon, ensuite parce que, comme tout historien digne de ce nom, il cherche surtout à comprendre et à faire comprendre. Historien de Napoléon, il l’est aussi du mythe de Napoléon. Et il ne l’est pas moins de Napoléon II et de Napoléon III, sans oublier Louis-Philippe.

Enfin parce que ce serait oublier tout ce que doivent à Jean Tulard l’histoire de Paris, l’histoire de la Révolution, l’histoire de l’administration, l’histoire de la police.

Cela, c’est une facette. Elle a conduit notre invité d’honneur à l’Institut. Ceux qui croyaient le connaître ont cependant, au fil des années, appris à le rencontrer sur d’autres chemins, où on ne l’attendait pas.

On le savait cinéphile. Au début, les observateurs attentifs dont j’étais ont cru qu’il avait simplement glissé de Napoléon à Abel Gance. Il a fallu se faire à l’entendre parler de Dracula. Il a fallu s’habituer à l’entendre vanter la sixième version d’un film de Fritz Lang, ou à apprendre qu’il est à l’autre bout du monde parce qu’il voulait voir un film qu’on croyait perdu.

Un jour, le spectateur moyen que je suis s’est aperçu que son intelligence d’un film passait souvent par la lecture des ouvrages de Jean Tulard.  » Le Tulard « , pour moi, ce n’est pas son Napoléon, c’est son dictionnaire des films. Il aura souvent été responsable de la programmation de mes soirées.  » Qu’en dit Tulard ? » est une question naturelle dans ma famille.

Ses amis n’avaient jamais vu en lui un véritable sportif. Et puis, nous avons un jour découvert en lisant la presse l’intérêt qu’il porte au tennis. Et nous avons apprécié les jugements et les commentaires qu’il formule sur Roland-Garros quand il n’est pas, par l’esprit, du côté de Saint-Hélène, ou physiquement dans une cinémathèque.

Alors, ses amis sont prêts à tout. Jean Tulard est l’homme d’une insatiable curiosité. Il sait faire partager ses curiosités. Donc, je lui laisse la parole.



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