Discours de Monsieur Jean Tulard

Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques

Qu’il me soit permis de poser, à la faveur de cette réunion, une question : pourquoi le Concours général ne récompense-t-il que les brillants élèves, les surdoués qui ne représentent qu’une infime partie des lycéens ?

Pourquoi n’y a-t-il pas d’épreuves pour les distraits, les collectionneurs de timbres, les lecteurs de L’Equipe, qui se consacrent au lycée à d’autres activités que le thème latin, les mathématiques et la géographie ? Le cancre mériterait lui aussi d’avoir son Concours général : bataille navale, course de cafards, épreuve de camouflage de bandes dessinées. Après tout il y a bien des jeux olympiques pour les handicapés.

Si Monsieur Allègre accueillait avec faveur ce voeu, je suggérerai une épreuve de cinéphilie.

Rappelons-nous nos années de potache. Combien de lycéens – oh bien sûr, pas les bons élèves ! – séchaient-ils les cours de musique ou de gymnastique pour aller au cinéma. Ava Gardner ou Rita Hayworth présentaient alors plus d’attraits que la dame un peu trop maigre ou un peu trop enrobée, à lunettes et cheveux gras, qui enseignait le solfège. Et les airs de génériques d’ « Ok Corral  » ou du  » Train sifflera trois fois  » étaient bien plus stimulants que  » Jonquilles dans le pré « .

La sortie discrète du lycée pour rejoindre une salle de cinéma était déjà tout un art. Il fallait, après avoir vérifié que le professeur ne ferait pas l’appel, tromper la vigilance du concierge et trouver le bon créneau horaire cinématographique.

Mais quel moment de bonheur lorsque, bien calé dans un fauteuil, le cancre pouvait se laisser entraîner dans les folles aventures des justiciers du Far West, découvrir un sein dénudé de Martine Carol en Lucrèce Borgia – il ignorait les perversions sexuelles des insectes décrites par Monsieur Marois – ou rire aux éclats devant les maladresses de Stan Laurel et Oliver Hardy. Bonheur accru par la pensée des petits camarades s’adonnant au même moment à l’exercice épuisant des barres parallèles ou se brûlant les doigts en manipulant une cornue à l’occasion d’un exercice de chimie. Certes leur professeur d’histoire eut frémi s’il avait vu les films qu’ils aimaient : Samson contre Hercule, Buridan, Quentin Durward d’après Walter Scott. Sincèrement, l’anglais de Humphrey Bogard, bouillie pour les chats, ne correspondait pas à celui distingué que s’efforçaient d’enseigner les maîtres et ne parlons pas de physique ou de chimie, l’impressionnant laboratoire du baron Frankenstein avec ses circuits électriques qui eussent électrocuté défie toutes les lois de la physique.

Mais ces cancres ne pouvaient toutefois échapper tout à fait au moule universitaire. Dans les salles de cinéma ils apportaient, sans se douter, les habitudes de pensée, les réflexes que s’efforçaient de leur inculquer leurs maîtres au lycée : inconsciemment ils finissaient par considérer le cinéma comme un art, le septième, ignoré du lycée certes, mais pourtant bien réel.

Premier temps : on relevait le nom des acteurs, retrouvé de film en film et qui fascinaient les spectateurs. Deuxième temps : on s’attachait à chercher des renseignements sur leur vie et leur carrière. Des stars on passait aux troisièmes couteaux. On prenait des notes et pour s’y retrouver, on établissait une fiche sur chaque interprète avec titre des films et date de sortie de ces films. Ainsi naquit la filmographie, épreuve initiatique du cinéphile. Filmographie qui ne faisait au fond que reprendre les méthodes de l’épigraphie attachée par exemple à la prosopographie des sénateurs romains. Avec cette nuance que la filmographie de Louis de Funès est plus drôle que la carrière de Caius Aetius Capito.

De l’acteur on passait vite au réalisateur. Le grand mérite d’une génération, celle de François Truffaut, cancre parfait si l’on en croit ses biographies et ses films, fut de considérer les cinéastes comme des auteurs et d’analyser leur oeuvre comme s’il s’agissait d’un roman ou d’un essai. Alfred Hitchcock fut le premier cobaye : il fut placé sur le même plan qu’un Léonard de Vinci pour l’analyse de la composition de ses images, qu’un Shakespeare pour sa dramaturgie et son goût du meurtre, qu’un Nietzsche dans le domaine de la morale. On lui prête même un mysticisme qui le conduisit à tourner  » Faux coupable  » pour donner raison à ses exégètes. Les cinéphiles se mirent à chercher chez tel ou tel cinéaste des constantes dans les thèmes tournés, des tics d’écriture cinématographique (abus du gros plan ou de la contre-plongée), des obsessions politiques ou sexuelles comme s’ils avaient étudié Balzac ou Stendhal. Les Cahiers du Cinéma exaltèrent Howard Hawkes et Positif, revue d’une autre sensibilité, mit en avant John Huston. Il est amusant de voir comment le parallèle Hawks-Huston finit par ressembler à un autre parallèle, Corneille-Racine, jadis cher aux candidats au Baccalauréat. Huston peint les hommes tels qu’ils devraient être et Hawks tels qu’ils sont. Au fond entre le cancre cinéphile et le bon élève, ce n’était qu’affaire de sujet.

Une littérature a fini par naître. Longtemps Bardèche et Brasillach puis Georges Sadoul avaient régné sur l’histoire du cinéma.

Les cinéphiles ont eu bien vite leur temple, leur Comédie Française, leur Sorbonne avec la Cinémathèque qui supplanta vite les ciné-clubs. Née avenue de Messine, elle s’installa rue d’Ulm puis passa au Palais de Chaillot d’où l’incendie de 1997 l’a chassée. C’est là que se retrouvèrent  » les zinzins d’Hollywood « ,  » les vrais cinglés du cinéma  » comme ils s’appelaient, échangeant à la fin du film livres et fiches ou dissertant jusqu’au petit jour sur l’usage comparé du zoom chez Walsh et chez Melville. A raison de trois séances par jour défilaient sur l’écran de Chaillot tous les classiques du cinéma. Car le septième art a une faiblesse : les films ne peuvent être vus qu’en fonction de certaines conditions dont peut s’affranchir en revanche un amateur de poésie. Jusqu’à l’avènement de la vidéo-cassette, le cinéphile était tributaire des salles. De là la nécessité pour lui de fuir le lycée. Mais au fond le cancre était un bon élève qui s’ignore. On trouverait la même érudition chez l’amateur de football capable de citer la composition exacte de l’équipe de France lors d’un match amical joué en 1935.

Le cinéphile appartient aujourd’hui, je le crains, à une espèce en voie de disparition sous l’effet des progrès techniques, de l’avènement de l’image virtuelle et aussi de la crise culturelle. La cinéphilie était une passion inséparable d’une certaine culture ; la boulimie de films s’accompagnait d’un choix et d’une réflexion comme la gastronomie se distingue de la gloutonnerie. Elle supposait une connaissance sans cesse étendue du cinéma et de ses techniques. Le cancre qui séchait le cours pour aller au cinéma affichait en réalité son goût pour une culture autre que celle que dispensait le lycée ; à Cicéron il préférait Carné, aux Tusculanes  » les enfants du paradis « . C’était un choix et non une manifestation d’inculture.

De toute façon l’attrait du fruit défendu a disparu. On entre et on sort du lycée comme dans un moulin. Et les professeurs ont fini par intégrer le cinéma dans leurs cours. Et d’ailleurs y a-t-il encore des cancres et la proposition d’un Concours général à leur usage peut-elle tenir ? Il y aurait eu l’année dernière près de 80 % de reçus au Baccalauréat. Faut-il en déduire qu’il n’y a presque plus de mauvais élèves ? Pardonnez mon innocence.

Ah ! pourtant, dans un lycée du XIIIe arrondissement, il n’y aurait eu cette même année 1997 que 17 % seulement d’admis. Etonnant ! Un journaliste du Figaro s’est rendu dans ce lycée et a rencontré Madame le proviseur. Celle-ci lui a expliqué ce désastreux bilan par l’absence des élèves aux cours. Auraient-ils eux aussi privilégié une contre-culture ? Nullement. Leur raisonnement était le suivant : les professeurs sont payés pour faire leurs cours, pourquoi ne le sommes-nous pas pour les suivre ? Ainsi ne séchait-on pas les cours dans des intentions cinéphiliques ou bucoliques, mais pour faire grève comme les parents, pour réclamer des sous.

Mais où sont les cancres d’antan ?


Espace Membre

Pour les Lauréats déjà adhérents

Se Connecter

Pour les nouveaux Lauréats

Création de compte

Introduction

Bienvenue! Bienvenue sur le site consacré au Concours général des lycées et des métiers, réalisé par l'Association qui en regroupe les lauréats. Vous trouverez dans les pages suivantes des informations sur le Concours général et sur notre Association. Si vous avez des remarques à faire, des suggestions à proposer, merci de les envoyer à notre adresse secretariat [arobase] concoursgeneral.org. Si vous êtes lauréat du Concours général, ne manquez pas de consulter les pages consacrées à l'Association. N'oubliez pas que celle-ci vous rendra des services d'autant meilleurs que vous serez plus nombreux à y adhérer fidèlement. Et n'hésitez pas, surtout si vous êtes au loin, à utiliser le service Nouvelles des Confrères que nous espérons rendre vivant grâce à ce site.

Recherche

Nouveau site internet

Ce nouveau site de l’Association des Lauréats du Concours Général remplace l’ancien site qui, mis en ligne il y a vingt ans et bien que constamment amélioré, n’était plus adapté à la diversité des terminaux modernes. Toutes les pages de l’ancien site ont été transférées sur le nouveau et les requêtes vers ces pages sont automatiquement redirigées. Si malgré tout vous constatez une erreur ou anomalie de fonctionnement, veuillez la signaler à webmaster [arobase] concoursgeneral.org